Pour porter sur scène l’univers de l’Américain Raymond Carver, Sylvain Maurice choisit d’adapter dans Short stories six de ses nouvelles les plus célèbres. Des variations autour du couple, qui se suivent à la manière d’un cabaret minimaliste, où le quotidien est un spectacle complet : drôle, navrant, tragique, touchant. Passionnant.
Avec sa robe à paillettes, ses talons hauts et sa coiffure bien amidonnée, Jocelyne Desverchère aborde Raymond Carver (1938-1988) d’une manière assez inattendue. La fête, chez l’écrivain américain surtout réputé pour ses nouvelles, n’est en effet pas souvent au rendez-vous. Ou alors elle est déraille, elle est ratée comme dans Parlez-moi d’amour, l’une des six nouvelles de l’auteur américain adaptées et rassemblées par Sylvain Maurice dans Short stories. Mais nous n’en sommes pas là : c’est avec Voisins de palier que la comédienne endimanchée nous fait pénétrer dans le quotidien de Carver. Entre récit et incarnation, accompagnée du musicien Dayan Korolic qui signe la partition originale de la pièce, elle raconte comment une certaine Arlène Miller et son époux Bill se retrouvent à s’occuper un peu trop et très bizarrement de l’appartement de leurs voisins partis en vacances. Les Stone, dont l’existence leur semble « plus pleine et plus brillante » que la leur. Bienvenue dans le petit monde de Carver, où la lumière est toujours à côté.
Rien, à priori, ne mérite dans cette première nouvelle toutes les paillettes de Jocelyne Desverchère, ni la grande arche lumineuse qui se dresse derrière elle avec un rideau de scène. Pourtant, la sorte de cabaret qu’elle introduit est des plus justes. Car tout en jouant la carte du kitsch, de la séduction, la comédienne réussit à faire entendre un malaise. Par sa fausse timidité qui tranche avec sa mise, par ses mimiques étranges, pudiques, elle installe une étrangeté que l’on retrouve sous des formes diverses dans les cinq histoires suivantes, tirées de différents recueils de Carver : Vous êtes docteur ?, Parlez-moi d’amour, Obèse, L’Aspiration et Une petite douceur. Au diapason de l’écriture de ces courts textes, la comédienne déploie une partition dont la simplicité apparente laisse deviner des profondeurs qui ne sont pas gaies, ou alors de manière artificielle – le recours à l’alcool et aux médicaments n’est pas rare dans les foyers dépeints par le nouvelliste.
Le cabaret très peu spectaculaire de Sylvain Maurice, dont la musique a l’élégance et la force discrète, se poursuit sur cette belle et singulière lancée. Choisies pour leur diversité de ton, les six textes de Short stories sont autant de numéros qui donnent à voir, ou plutôt à deviner tant tout y est subtil, le petit désespoir et les faux semblants, les arrangements de la vie conjugale. Anne Cantineau, avec qui Sylvain Maurice découvrait Carver au milieu des années 1980 dans une mise en scène de Christian Peythieu à l’Atalante, succède ainsi à Jocelyne Desverchère avec une autre histoire de quotidien perturbé par l’un des motifs récurrents dans l’œuvre de Carver : un coup de fil. Il s’agit d’une femme qui appelle un homme qu’elle ne connaît pas mais qu’elle commence à séduire, jusqu’à l’inviter chez elle sous prétexte d’une urgence oubliée aussitôt qu’il franchit sa porte. Cet homme, c’est le comédien Pierre-Félix Gravière qui tantôt l’incarne, tantôt le décrit : comme les deux comédiennes citées plus tôt, et Rodolphe Congé qui les rejoint une fois refermé ce chapitre téléphonique, il est une sorte de conteur doublé d’un showman. Un équilibriste.
Tous, dans Short stories, sont des funambules dont l’exploit consiste à traduire le mélange très particulier de banalité et d’absurde, de folie, dont Raymond Carver a le secret. Ils savent être légers comme on l’est dans une comédie de boulevard, ou presque. Et ils excellent à s’emparer des quelques mots, souvent ambigus, par lesquels l’auteur instille une inquiétude, une menace dans un cadre aux apparences solides, rassurantes. Jouant chacun plusieurs personnages, ils modifient sans cesse leurs points d’appui, sans rendre apparente la précision que requiert l’exercice. De la drôle de rencontre dans un restaurant entre une serveuse et un gros client, ils passent ainsi par exemple sans avoir besoin de transition à Une petite douceur au goût amer, où deux parents font face à la mort de leur jeune fils Scotty. Tragiques dans le comique, ils savent aussi être l’inverse. Et cela aussi loin de l’Amérique de Carver que de la France d’aujourd’hui : dans un espace hors du temps, plein des tristesses mais aussi des tendresses de tous les temps.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Short stories
Avec : Anne Cantineau, Danielle Carton, Rodolphe Congé, Jocelyne Desverchère, Pierre-Félix Gravière et Dayan Korolic (musique)
Traduction : Simone Hilling, François Lasquin, Gabrielle Rollin
Assistanat à la mise en scène : Béatrice Vincent
Musique originale : Dayan Korolic
Trombone : Sebastien Llado
Sax tenor : William Besserer
Réalisation informatique et musicale, design sonore basse : Joseph Escribe
Collaboration à la scénographie : Antonin Bouvret
Lumière : Rodolphe Martin
Costumes : Olga Karpinsky assistée de Lucie Guillemet
Coiffures et maquillage : Noï Karunayadhaj
Accessoires : Soux et Marine Martin-Ehlinger
Construction décor les ateliers du Théâtre du Nord – Lille
Régie générale : André Neri
Régie son : Eliott Hemery, Thomas Sanlaville
Régie plateau : Kayla Krog, Laurent Miché
Régie lumière : Sylvain Brunat
Habillage : Mélodie Barbe
Bande-son : trombone Sebastien Llado / sax tenor William Besserer /
Réalisation informatique et musicale, design sonore basse : Joseph Escribe
Post-production musique : Eliott Hemery
Remerciements à Cyrille Lebourgeois pour sa collaboration au spectacleProduction Théâtre de Sartrouville – CDN / coproduction Comédie de Béthune – CDN
d’après les nouvelles :
L’Aspiration, De l’autre côté du palier, Vous êtes docteur ? et Obèse tirées du recueil Tais-toi je t’en prie
© Raymond Carver 1976, Tess Gallagher 1989 (tous droits réservés)
C’est pas grand-chose mais ça fait du bien tiré du recueil Les Vitamines du bonheur
© Raymond Carver 1983, Tess Gallagher, 1989 (tous droits réservés)
Parlez-moi d’amour tiré du recueil Les trois roses jaunes
© Tess Gallagher, 1986, 1987, 1988 (tous droits réservés)
Raymond Carver est représenté par la Wylie Agency – Londres
la traduction française est éditée aux Éditions de l’Olivier
photos © Christophe Raynaud de LageDurée : 1h25
Théâtre de Sartrouville
Du 24 juin au 3 juillet 20212022 / du 12 au 20 mai Théâtre de Sartrouville et des Yvelines–CDN
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