Dans Shahada – Il y a toujours un ailleurs possible, Fida Mohissen se livre à une confession. Il convoque pour cela le Fida du passé, lui fait raconter sa vie en Syrie, son double rapport au théâtre et à la religion. Épuré à l’extrême, le dialogue entre l’homme d’hier et celui d’aujourd’hui donne à voir avec une grande subtilité la construction d’un artiste. Et la conquête d’une liberté.
À son pas lent, mais déterminé, à son regard qui va droit au public, tout en exprimant une pensée tournée vers l’intérieur, une forme de méditation, Fida Mohissen suggère d’emblée le long chemin qu’il a dû parcourir pour en arriver là. À sa seule façon d’être présent, pleinement, puis de briser le silence par une phrase toute simple – « Je suis venu vous parler » –, l’auteur et comédien donne à sentir toute la difficulté de cette prise de parole. Shahada – Il y a toujours un ailleurs possible est de loin le spectacle le plus intime de cet artiste syrien installé en France depuis 24 ans. Et depuis maintenant bien longtemps dans la Cité des Papes où il codirige le 11 · Avignon. C’est là qu’il joue cet été sa pièce, pour laquelle il abandonne entièrement son ethos de directeur de lieu. Fida Mohissen arrive à nous dépouillé du moindre masque social, car sa démarche l’impose : remonter dans le passé pour y faire surgir un souvenir difficilement avouable pour l’homme de théâtre qu’il est devenu, celui d’une jeunesse passée au sein du parti Baas, alors au pouvoir en Syrie, et dans un Islam radical qui selon ses termes l’a fait vivre « continuellement dans la peur, la culpabilité, les remords, et a opprimé son libre arbitre ».
Dans son archéologie périlleuse, dans la mesure où elle tend à réunir dans un même espace deux visions du monde habituellement opposées – celle de l’artiste et du religieux –, Fida Mohissen ne s’engage pas seul. Il s’entoure de personnes de pratiques et d’horizons divers, dont une seule apparaît au plateau : le comédien Rami Rkab, dans le rôle du Fida jeune dialoguant avec le Fida d’aujourd’hui. Les autres sont invisibles, mais pourtant bien présents en tant qu’accompagnateurs d’une traversée géographique, mentale et spirituelle complexe. Assisté par la collaboratrice de longue date de Fida Mohissen, Amandine du Rivau, le metteur en scène François Cervantes est un précieux compagnon sur la route difficile de Shahada, qui signifie « être présent, être témoin, attester ». Familier du 11 · Avignon où il a présenté plusieurs des créations de sa compagnie L’Entreprise, François Cervantes s’éloigne ici de ses habitudes : il ne signe pas le texte de la pièce, et n’a pas non plus choisi l’interprète. Sa participation à l’aventure s’est plutôt imposée comme la suite logique d’une conversation artistique entretenue depuis plusieurs années avec l’auteur et comédien, comme un geste d’amitié.
On retrouve toutefois dans Shahada des motifs qui traversent le théâtre de François Cervantes : le surgissement de paroles habituellement inaudibles, les déchirements entre tradition et création, ou encore la distance qui sépare le corps du verbe. En convoquant le jeune homme qu’il a été, en lui demandant de faire le récit de tout ce que l’homme adulte a voulu oublier, Fida Mohissen réalise tout cela. Motivée par un sentiment de responsabilité envers « ses filles et les jeunes de leur génération », par le désir de les prévenir contre les tentations de la radicalisation, la parole qu’il déploie a une grande force théâtrale. On ne fait pas que deviner le rôle de François Cervantes dans celle-ci : Fida l’explique d’entrée de jeu, prévenant ainsi toute illusion de naturel. En révélant la présence du metteur en scène derrière sa parole, il en montre les échafaudages qui n’ont pas été montés en un jour. Il en assume aussi la dimension collective, depuis sa fabrique jusqu’à sa destination.
Grâce à une langue épurée, réduite à l’essentiel, et à un récit tout aussi économe, Fida Mohissen fait de son histoire personnelle un parcours que chacun peut rejoindre depuis l’endroit qu’il souhaite : par le théâtre ou la religion, par la spiritualité, la question de la personnalité ou encore de la liberté. Cette dernière relie tous les autres sujets qu’abordent les deux Fida dans leur discussion fragmentaire, faite d’une suite de souvenirs de Syrie et de France. Bien que dans le désordre, et séparées par un silence qui nous ramène toujours à la situation d’énonciation, ces histoires rescapées de l’oubli où elles sont longtemps restées dessinent ensemble un itinéraire qui, depuis l’enfermement, va vers une émancipation. L’amour de l’autre, qui s’exprime dans Shahada à travers l’échange très doux entre les deux comédiens, ainsi que dans les mots que pose Fida pour décrire sa relation avec François Cervantes, est la clé de cette conquête. Elle irrigue Shahada sans jamais faire verser celle-ci du côté du sentimentalisme, ni de la séduction. C’est là l’une des grandes réussites de la pièce : le don qui la fonde touche d’autant plus qu’il est livré sans affèterie, par les seuls outils d’un théâtre réduit à son essence.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Sahada – Il y a toujours un ailleurs possible
Texte Fida Mohissen
Mise en scène François Cervantes
Avec Fida Mohissen et Rami Rkab
Assistanat à la mise en scène Amandine du Rivau
Costumes et accessoires Virginie Breger
Création lumières Christian Pinaud
Création sonore Gabriel AcremantProduction Fabriqué à Belleville
Co-production Isharat, L’Entreprise – compagnie François Cervantès, Théâtre de Poche – Bruxelles, Manège Maubeuge, Scène Nationale, Théâtre Montansier – Versailles, Chateauvallon-Liberté, Scène Nationale, Association Centre Culturel et Artistique Jean Lurçat – Scène Nationale d’Aubusson et Fabriqué à Belleville.
Soutiens SPEDIDAMDurée : 1h10
Festival d’Avignon Off 2024
11 · Avignon
du 2 au 21 juillet, à 18h45 (relâche les 8 et 15)
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