Dans SELVE, présenté au festival CIRCa à Auch, le GdRA met sa polyvalence artistique au service de la puissante et belle parole de Sylvana Opoya, « amérindienne » Wayana d’Amazonie. Une riche démarche anthropologique et théâtrale, portée hélas par une maladroite partition chorégraphique.
Tout autour d’un plateau immaculé, des objets mystérieux pour un public occidental invitent d’emblée celui-ci à décentrer son regard. À s’ouvrir à des codes, à des récits étrangers. Deux masques Tamok, réalisés par l’artiste Makuwe Pimkani et le chaman Tukanu Alimapoti, grand-père du personnage central de Selve qui s’apprête à commencer, nous adressent un regard fixe, où l’on croit déceler une forme d’attente. Tandis qu’accroché au plafond, un grand cercle décoré de symboles – un grand Maluwana – ou « ciel de case », apprend-on dans le dossier du spectacle, peint par Aïmawalé Opoya, oncle de Sylvana et chef du village de Taluwen, situé sur le Haut Maroni – semble nous promettre sa protection. Montés sur pieds, des portraits réalisés en Amazonie par la photographe Hélène Canaud patientent à cour et à jardin, alors que sur deux écrans tout juste disposés au centre de la scène, apparaît le visage de Sylvana Opoya. Et que résonnent ses premiers mots. Dans sa langue maternelle, le wayana.
Le metteur en scène, anthropologue, auteur et musicien Christophe Rulhes et l’acrobate-chorégraphe Julien Cassier, fondateurs du GdRA en 2007, ont rencontré Sylvana dans son village de Guyane en pleine forêt amazonienne, au bord du fleuve Lawa, sous les conseils du réalisateur Nicolas Pradal qui avait déjà réalisé avec elle un documentaire. Inconnue chez nous, Sylvana est chez elle une figure célèbre pour sa parole engagée. Pour sa manière de revendiquer une identité plurielle – wayana, guyanaise, française, énumère-t-elle dans la première vidéo du spectacle. Une féminité du tout-monde. La présence physique de Sylvana sur le plateau était à l’origine prévue dans SELVE ; pour des raisons qui ne sont pas évoquées dans le spectacle, ce n’est pas le cas. Accompagnés de la comédienne Bénédicte Le Lamer et de la danseuse et chorégraphe Chloé Beillevaire, Christophe Rulhes et Julien Cassier se font ses porte-paroles. Et tentent de traduire au plateau ses états de corps.
Avec Sylvana sur scène, les interprètes de SELVE n’auraient eu d’autre choix que de trouver un langage d’accompagnement de cette femme/forêt qui parle au nom des siens et de leur nature. Ils auraient dû trouver comment mettre au mieux en valeur sa dénonciation de l’impact de l’Occident sur le mode de vie des siens, sur leur éloignement des traditions. Comment dire avec elle sa tristesse face à la catastrophe naturelle provoquée par l’orpaillage, et face à la vague de suicide des jeunes Guyanais – parmi lesquels son frère, décédé peu de temps avant sa rencontre avec le GdRA. L’absence de la principale concernée ouvrait à la compagnie française d’autres rapports possibles à la parole, à l’univers de celle-ci. Elle accentuait aussi les risques de maladresse, de trahison. Forts d’une longue expérience dans ce qu’ils qualifient de « théâtre de la personne et du témoignage direct, en conviant des amateurs ou des professionnels d’un vécu particulier au plateau », ils évitent la plupart avec subtilité. Mais en laissent passer certaines.
En déplaçant peu à peu les objets cités plus tôt, en faisant apparaître de nouveaux, le GdRA réussit à évoquer le paysage mental de Sylvana. Ils mêlent leurs créations plastiques à celles des Wayanas rencontrés pendant leurs voyages, tandis que Christophe Rulhes interprète des musiques et des chants d’Amazonie et que Sylvana, à travers des textes co-écrits avec le GdRA et traduits en direct par Bénédicte Le Lamer, continue de dire les souffrances de son peuple, et ses espoirs. Avec la parole et l’image, donc, tout est bien. C’est avec le corps que les choses se compliquent. Lorsque Chloé Beillevaire se met à danser, parfois accompagnée de Julien Cassier et Bénédicte de Lamer, toutes les précautions de la compagnie pour s’effacer au maximum derrière Sylvana s’évanouissent. Brute, déchaînée, l’énergie que déploient alors les artistes n’a rien à voir avec celle, très digne et maîtrisée de Sylvana. Y compris dans son seul moment de danse, montré en vidéo à la fin de la pièce.
Pourquoi inventer un vocabulaire gestuel si éloigné de la réalité ? La question se pose d’autant plus qu’à aucun moment le GdRA ne formule sa place par rapport au récit de Sylvana, ni n’explique son intérêt pour lui. Chose essentielle dans toute démarche anthropologique. Entre le dialogue et l’effacement, le parti-pris de SELVE aurait mérité d’être davantage tranché. Faute de quoi le passionnant témoignage de la réalité wayana perd une partie de sa force, de sa pertinence. Et introduit une forme de malaise, la sensation d’un accaparement qui n’est pas sans rappeler quelque récent débat.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
SELVE
Itu jekët Sylvana – La Guerre des Natures Tome – 2
Une pièce du GdRAConception et mise en scène : Christophe Rulhes
Conception, mise en scène, musique : Christophe Rulhes
Texte : Sylvana Alimina Opoya et Christophe Rulhes
Avec : Sylvana Alimina Opoya, Bénédicte Le Lamer, Chloé Beillevaire, Julien Cassier et Christophe Rulhes.
Collaboration artistique, images filmées : Nicolas Pradal
Scénographie : le GdRA avec des dessins de Benoît Bonnemaison-Fitte et des photographies d’Hélène Canaud
Création numérique : Ludovic Burczykowski
Création costume : Céline Sathal
Création lumière : Marie Boethas
Création son : Pedro Theuriet
Direction technique et régie générale : David Löchen
Enquête anthropologique, écriture : Christophe Rulhes
Littérature orale, écriture : Sylvana Alimina Opoya
Dessins : Benoît Bonnemaison-Fitte
Photographies : Hélène Canaud
Médiation, images filmées : Nicolas Pradal
Son, coordination : Julien Cassier
Dramaturgie : Joëlle Zask
Soutien et logistique : David Crochet – Chercheurs d’Autres
Durée : 1h40Le Prato, PNAC, Lille
Les 14 et 15 novembre 2019
Bâteau Feu, scène nationale de Dunkerque
Le 19 novembre 2019
Théâtre de la Cité Internationale, Paris dans le cadre de New Settings
Du 21 au 23 novembre 2019
Les 2 Scènes, Scène nationale de Besançon
Du 26 au 29 novembre 2019
L’Empreinte, Scène nationale, Brive-Tulle
Le 16 janvier 2020
Scène Nationale d’Albi
Le 21 janvier 2020
Théâtre de Mende avec les Scènes croisées de Lozère, Scène conventionnée
Le 24 janvier 2020
Théâtre de Vidy, Lausanne (Suisse)
Du 5 au 8 février 2020
Festival SPRING, Scène nationale 61, Théâtre d’Alençon
Les 10 et 11 mars 2020
Festival SPRING, le Préau, CDN de Vire
Le 17 mars 2020
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