Avec Shahara, la metteuse en scène Sarah Tick au double profil, médical et artistique, porte au plateau la pièce jeune public de Caroline Stella. Ou comment aborder en subtilité, une réalité plombée : la maladie des enfants de la lune. Entre humour et onirisme, ce spectacle est d’une beauté cosmique.
Elle s’appelle Shahara, c’est un prénom arabe, elle vient du Maroc. Mais à l’heure où s’ouvre cette pièce, c’est dans un autre pays qu’elle se trouve, confinée par nécessité, celui du Centre d’onco-dermatologie, sur le continent hôpital. Une géographie répartie entre couloirs, salles d’examen, couloirs encore, salles d’attente, bloc opératoire et un placard où Shahara aime se réfugier et s’inventer des histoires. Un territoire qui lui est familier car cela fait des mois qu’elle y passe ses journées. Shahara est atteinte d’une maladie au nom poétique qui cache une réalité qui l’est moins. La maladie des enfants de la lune. Shahara ne doit pas s’exposer à la lumière du jour. Les ultraviolets sont pour elle un danger. Sa peau est mouchetée de cratères, des pieds jusqu’à la tête comme autant de petits cancers. C’est ainsi que dans ses jeux imaginaires, la lune tient une place centrale, elle habite ses rêves d’évasion, nourrit son imagination, mère de substitution lointaine et proche à la fois, énigmatique et rassurante. Et puis Shahara n’est pas seule. Elle est certes entourée de l’équipe soignante mais elle fait la connaissance de Mélie qui débarque dans le service pour un grain de beauté qui a mal tourné. Le mauvais caractère de Shahara qui préfère grincer des dents plutôt que sourire fond comme neige au soleil au contact de cette gamine en salopette, inquiète et courageuse. Les deux filles embarquent dans le monde sans limite de l’imagination, décollage immédiat, cap sur l’espace et son immensité. Et le public, par leur intermédiaire, embarque dans celui de l’enfance, pas tout à fait insouciante mais fringante et dégourdie, avide de se changer les idées, prompte à jouer. L’enfance et sa vitalité bondissante, ses ressources infinies, sa propension communicative aux rêveries éveillées.
La pièce signée Caroline Stella adopte avec tact et justesse le point de vue des fillettes, elle suit les étapes de leur rencontre et la relation d’amitié qui naît progressivement entre elles, elle pénètre leur univers, leurs projections fantasmées, leurs inventions et leurs superstitions. Elle va jusqu’à entrer dans la tête de Shahara endormie, sous anesthésie générale. En apesanteur entre humour et poésie, elle aborde un sujet on ne peut plus délicat : les enfants malades. Ceux dont l’état de santé nécessite une hospitalisation de longue durée, des traitements lourds, des opérations angoissantes. Dis comme ça on voudrait fuir à toute jambes, fermer les yeux et éviter de regarder cette réalité, inconcevable et terrifiante, en face. C’est sans compter sur l’approche narrative onirique, sémillante et drôle, de l’autrice qui embrasse son sujet dans sa dualité sans rien omettre : la maladie et l’enfance, la maladie en toile de fond de l’enfance. En ce sens, la pièce évite tout pathos. Jamais plombante mais dynamique et enlevée, elle avance au rythme des dialogues caustiques et percutants, des réparties qui fusent, des jeux de l’enfance, des disputes, des fous rires, d’une solidarité dans l’adversité et d’une complicité générationnelle. Dans le rôle de Shahara, Nadia Roz est idéale, vive, précise, punchy. Elle tient la cadence de son personnage plein de bagout et de gouaille, héroïne à la personnalité bien trempée, elle forme un binôme épatant avec sa partenaire, Barbara Bolotner, formidable aussi. Car dans ce spectacle à quatre interprètes, ce sont les comédiennes qui mènent la danse tandis que les hommes, en retrait, orchestrent au plateau, bruitage en direct, bande son et lumières, alternant les rôles secondaires et la régie en live, tantôt membres du personnel hospitalier, tantôt ingénieurs à la NASA ou créature chimérique habitant la lune.
Dans un dispositif scénographique astucieux et non réaliste (de Anne Lezervant) déployant au sol un tapis circulaire de gravier blanc et un hémicycle de panneaux verticaux délimitant les espaces et favorisant les déplacements, le plateau accueille les sublimes vidéos immersives, cosmiques et lunaires, signées Renaud Rubiano et Pierric Sud, et les costumes subtiles et inventifs de Charlotte Coffinet (mention spéciale à la très belle tenue de cosmonaute, légère, fluide, jouant sur les transparences). Mis en scène par Sarah Tick, ce spectacle somptueux brille par sa beauté plastique autant que par sa finesse d’interprétation et la sensibilité de son texte. On n’en attendait pas moins d’une artiste à la double casquette suffisamment rare pour être soulignée, à la fois metteuse en scène et médecin ophtalmologiste, rompue au milieu hospitalier autant qu’aux planches.
Avec brio, elle mène à bien ce projet puissant et engagé qui porte à la scène une thématique très peu mise en récit pour en faire une aventure épique et intime vécue à hauteur d’enfants. D’un sujet médical on ne peut plus embourbé de réel, elle en tire une création scintillante et émouvante qui impose avec grâce un univers sonore et musical fort et des images superbes. Un pied sur terre, l’autre sur la lune, Shahara est un spectacle courageux et généreux, baigné de lumière et d’obscurité, de gravité et de légèreté, qui circule en toute fluidité entre ses divers degrés de fiction et nous étreint de frissons. Un spectacle aux airs de voyage spatial et intérieur qui nous glisse des phrases à méditer pour longtemps et nous dit en creux que l’imaginaire et l’amitié sont des remèdes nécessaires pour lutter contre l’adversité.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Shahara
Texte Caroline Stella (Éditions Espaces 34)
Mise en scène Sarah Tick
Dramaturgie Morgane Lory
Assistanat à la mise en scène Laura Bauchet
Scénographie Anne Lezervant
Création vidéo Renaud Rubiano et Pierric Sud
Création musicale Guillaume Mika et Nicolas Cloche
Création et régie lumière Julien Crépin
Création et régie son Pierre Tanguy
Costumes Charlotte Coffinet
Avec Barbara Bolotner, Julien Crépin, Guillaume Mika et Nadia RozProduction Compagnie JimOe
Coproduction Les Plateaux Sauvages et La Manekine – Scène intermédiaire des Hauts-de-France
Coréalisation Les Plateaux Sauvages
Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux Sauvages
Avec le soutien du Fonds SACD Théâtre, de la SACD-Beaumarchais, du Théâtre Paris-Villette, du Théâtre du Chevalet – Ville de Noyon, de la Ville de Paris, du Tiers-Lieu La Commune, de L’étoile du nord, de la DRAC Hauts-de-France – Ministère de la Culture, de la Région Hauts-de-France, du Département de l’Oise, de l’Adami et de la SPEDIDAM
Avec le soutien de la DRAC Île-de-France – Ministère de la CultureShahara a reçu l’Aide à l’écriture Théâtre de la SACD-Beaumarchais et la Bourse d’écriture du Centre National du Livre.
Shahara est nommé au Prix Kamari et publié aux Éditions Espaces 34.A partir de 7 ans
Durée : 1 hDu 29 janvier au 1er février 2025
TGP, Saint-Denis
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