Avec ce spectacle musical, Samuel Achache et sa compagnie La Sourde nous baladent à travers les registres, et travaillent avec une liberté stimulante le motif de la fin d’une relation et de la réinvention d’autres.
En 2017, le collectif La vie brève, emmené par le duo composé par Samuel Achache et Jeanne Candel, montait La Chute de la maison. Cette forme entre théâtre et opéra fidèle par son côté saute-frontières au travail de la compagnie puisait à loisir dans la nouvelle d’Edgar Allan Poe (La Chute de la maison Usher), des lieder de Robert Schumann et des morceaux de Franz Schubert. Si c’est une autre maison qui s’effondre dans Sans tambour, maison aussi réelle que métaphorique, le tempérament romantique, la musique et notamment les lieder de Robert Schumann irriguent tout le spectacle. Sur le plateau du Cloître des Carmes, le public découvre un étrange logis : avec, côté jardin, un (faux) piano droit suspendu, quelques bancs et chaises disposées de-ci, de-là sur la scène, cette habitation aux murs décrépis et au papier peint délavé est en partie ouverte à tout vent, en partie masquée à nos regards par des bâches ou des murs.
Ce logement en chantier est – nous le verrons rapidement – promis à la démolition. Tous les protagonistes et interprètes du spectacle, musiciens comme comédiens, s’acquitteront avec vigueur de cette tâche. Mais si la destruction de la maison constitue l’un des fils du spectacle, émaillant plusieurs scènes pour atteindre une mise à nu maximale de son squelette, elle n’est que l’une des formes racontant un unique démontage dans Sans tambour. Car qu’il s’agisse des actions des personnages, du travail de composition musicale et d’arrangements ou du récit, tout ne nous raconte qu’un seul et même mouvement : l’évidage et la destruction en règle d’un espace, sa distorsion et transformation pour, qui sait, en inventer un autre, plus vivable.
Après un prologue aussi cocasse que programmatique (réunissant les musiciens et le comédien et chanteur Léo-Antonin Lutinier) en ce que le jeu de ce dernier et l’interprétation musicale signalent l’intrication étroite entre les variations et altérations des corps, des actions et de la musique, nous entrons dans le récit. Soit, après un abattage de premiers murs, un couple dans une cuisine. Là, une femme annonce à son compagnon souhaiter mettre un terme à leur relation et lui se regimbe, refusant cette décision. À partir de cette situation se déplie une succession de séquences. Certaines sont – c’est le jeu d’une telle écriture fragmentaire – plus intéressantes que d’autres. Tandis que quelques-unes se révèlent assez faibles par leur ressassement de considérations prosaïques, d’autres offrent des échappées poétiques, voire lyriques, puissantes.
Il n’y a rien – comme toujours chez Samuel Achache – d’un réalisme, l’univers comme les costumes (citons le jogging et les chaussures d’un siècle d’antan porté par l’homme interprété par Lionel Dray), les actions comme les paroles et la musique participant d’un pas de côté et d’un imaginaire sensible. Assez rapidement, l’on s’éloigne des considérations triviales de ce couple pour embrasser la question de la fin (du désir, de l’amour, d’un moment de la vie) de manière plus large. Accompagnés, soutenus, enrichis par la présence des musiciens et des chanteuses – qui se font volontiers acteurs –, les fragments dessinent par touche la nécessaire transformation à l’œuvre dans ce type d’expériences. Quant à la forme du lieder, elle résonne avec la structure même du spectacle. Il y a ces personnages participant à un stage pour se libérer de l’amour ; il y a le récit ramassé, condensé, de Tristan et Yseult ; il y a des échappées burlesques, telle la tentative de Léo-Antonin Lutinier d’atteindre le piano suspendu ; il y a cette opération aussi drôle qu’émouvante à cerveau ouvert pour se faire retirer l’amour, etc.
Il y a, aussi, ce que l’on perçoit d’un travail collectif, et d’une équipe ayant une connaissance intime d’elle-même (la grande majorité des artistes ayant déjà travaillé ensemble). Cette intelligence nourrit de manière fertile la construction des séquences comme des personnages (Sarah Le Picard incarnant une femme déterminée dont le franc-parler n’oblitère pas les tâtonnements, Lionel Dray un homme lunaire et un brin tourmenté, Léo-Antonin Lutinier un homme fantasque capable d’envolées lyriques). Idem pour le travail de création musicale mené par Florent Hubert : interprété avec virtuosité par les musiciens et les chanteuses, l’ensemble explore les genres et les possibles de la réinterprétation, des sonorités contemporaines ou jazzy, à d’autres évoquant des fanfares foraines.
À l’image de son intitulé reprenant en la tronquant l’expression « sans tambour ni trompettes » (qui à l’origine désigne les retraites silencieuses suite à des batailles perdues), la création d’Achache explore bien « en toute discrétion » la question de ce qui reste, ce qui subsiste dans les corps, les cœurs, les mémoires après une séparation. Comme le dit le metteur en scène dans le programme de salle du festival : « Quand un espace ou une histoire n’existent plus, tout ce qu’il en reste c’est son souvenir. » Cette question de la réminiscence est passionnante au théâtre, art dont la mémoire se transmet par celles et ceux ayant assisté ou participé à un spectacle. Et gageons que la représentation de ce 7 juillet restera fortement ancrée dans les souvenirs du public comme des équipes du spectacle : outre un mistral obligeant parfois les acteurs à forcer la voix, outre des bourrasques tentant à tout moment de déplacer pupitre, piano de carton ou gravats, la représentation fut interrompue quelques minutes en raison d’un malaise.
Lorsque celle-ci reprit, elle se révéla chargée d’une puissance inattendue. Comme si le jeu parfois indécis ou fragile de certains comédiens lié à la première et l’aspect flottant de certaines séquences avaient été balayés par cette suspension inattendue. Tous également investis d’une juste présence, les interprètes livrèrent une « seconde partie » de spectacle saisissante, où s’est déployée, avec une mélancolie teintée d’humour, la question de la reconstruction. Car s’il y a bien destruction dans Sans tambour, il chemine avec ce motif, celui de la réparation et de la réinvention. D’un autre monde, où subsisteront des éléments ayant fondé le précédent – à l’image de la structure finale à nu de la maison –, mais où les circulations et les ouvertures seront plus grandes, prêtes à accueillir d’autres récits…
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Sans tambour
de Samuel Achache, d’après les Liederkreis Op.39 de Robert Schumann
Mise en scène Samuel Achache
Direction musicale Florent Hubert
Avec Samuel Achache, Gulrim Choi, Lionel Dray, Anne-Lise Heimburger, Antonin Tri Hoang, Florent Hubert, Sébastien Innocenti, Arthur Igual, Sarah Le Picard, Léo-Antonin Lutinier, Agathe Peyrat, Eve Risser
Scénographie Lisa Navarro
Costumes Pauline Kieffer
Lumières César GodefroyProduction Centre International de Créations Théâtrales
Coproduction La Sourde, Théâtre de Caen, Théâtre de Lorient – CDN, Les Théâtres de la Ville du Luxembourg, Le Quartz – Scène nationale de Brest, Le Parvis – Scène nationale Tarbes Pyrénées, Théâtre National de Nice, Espace Culturel Robert Doisneau à Meudon, Moulin du Roc – Scène nationale de Niort, Atelier Lyrique de Tourcoing, Les Théâtres de la Ville du Luxembourg, le Quartz Scène nationale de BrestDurée : 1h40
Vu en juillet 2022 au Festival d’Avignon
Théâtre des Bouffes du Nord, Paris
du 25 février au 9 mars 2025TNBA, Bordeaux
du 12 au 15 mars
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