Avec Sans humain à l’intérieur, Lou Simon et sa compagnie de théâtre de marionnettes Avant l’averse signent un premier spectacle où elles mettent avec finesse leur discipline concrète et manuelle au service d’un objet qui est tout l’inverse : le drone militaire.
Le rocher entouré de ficelles rouges qui repose au centre d’un cadre métallique nous renseigne d’emblée sur le rapport que la metteure en scène et marionnettiste Lou Simon entretient avec son sujet, le drone militaire. Dans Sans humain à l’intérieur, le premier spectacle de la compagnie Avant l’averse fondée en 2020 par l’artiste sortie diplômée quelques années plus tôt de l’École Supérieure Nationale des Arts de la Marionnette (ESNAM), l’objet n’est pas là pour représenter la menace abstraite que représente le drone pour un citoyen occidental. Il vient plutôt matérialiser la recherche que mènent Lou Simon et ses deux interprètes Raquel Silva et Cand Picaud sur cet instrument de violence à distance. En faisant le choix de n’utiliser pour cela que des matériaux simples, pour la plupart organiques et bruts ou presque, la toute jeune compagnie oppose subtilement une manière d’être au monde, analogique et poétique, à une autre qui est toute numérique et gouvernée par les lois de la guerre et par la haine de l’Autre. Dans Sans humain à l’intérieur, l’objet et sa manipulation sont des moyens d’aller vers la compréhension d’une chose sur laquelle la pensée a peu de prise parce que le corps occidental d’aujourd’hui n’en a pas du tout.
Lorsqu’ils entrent en scène, Raquel Silva et Cand Picaud donnent vie au régime de la métaphore qui régira l’ensemble du spectacle : tirant les ficelles rouges, elles hissent le rocher au-dessus de leur tête qui devient ainsi symbole de la menace dont il va être question. Laquelle ne tarde pas à être formulée, à travers cette phrase que prononce la première interprète : « À présent je peux manger seul sans aucun drone qui me surveille ». Ces mots ne sont ni d’elle ni de Lou Simon, mais du Palestinien Atef Abu Saïf dont le journal The Drone Eats With Me publié en anglais relate le quotidien de la guerre à Gaza du 6 juillet au 26 août 2014. Loin de s’approprier le témoignage, d’autant plus fort qu’il résonne avec la guerre actuelle, Raquel Silva exprime la distance qui la sépare de celui-ci. Lou Simon imagine pour cela un cadre de récit simple mais efficace : Raquel Silva, qui de même que Cand Picaud parle en son nom dans la pièce, reçoit un jour un mail d’Atef Abu Saïf, qui commence par la phrase citée plus tôt. Elle comprend vite qu’il y a erreur de destinataire mais réalise par la même occasion son ignorance totale des réalités d’une vie en temps de conflit autant que des techniques de guerre dont l’usage du drone illustre les grandes mutations récentes.
En ancrant leur récit dans leur ici et maintenant, les deux interprètes peuvent donner à voir la construction d’un point de vue sur le réel, et cela au sens propre autant que figuré. Leur parole à elles, leurs questions – par exemple, « que faut-il répondre au mail d’Atef Abu Saïf ? », qui revient telle un refrain – donnent lieu à deux types de scènes qui par leur alternance composent une sorte de puzzle. Sans humain à l’intérieur ne se contente pas de chercher à approcher le quotidien de celles et ceux qui au lieu d’un rocher ont au-dessus de la tête des drones de surveillance ou d’attaque : il s’aventure aussi de l’autre côté, qui peut être très éloigné géographiquement du premier, celui des pilotes. Inspirés par l’essai Théorie du drone (La Fabrique, 2013) de Grégoire Chamayou, qui est le point de départ du travail documentaire mené par Lou Simon et son équipe, un dialogue entre deux opérateurs de drones se déploie par bribes. Si pour se tracer un chemin vers le monde des victimes et y emmener avec elles les spectateurs, les artistes ont recours à de petites maisons de plâtre et à des humains miniatures faits de la même matière, elles font autrement pour figurer l’autre groupe humain, celui des personnes à si grande distance de la zone de conflit que l’on peut parler d’eux comme de « combattants sans combats ». Pour eux, elles n’ont besoin que d’une craie avec laquelle elles dessinent des trajectoires : celles des femmes et des hommes qu’ils ne voient que depuis des écrans et que pourtant ils prennent pour cibles.
Les objets employés pour dire la violence incarnée et produite par les drones donnent à celle-ci sinon la matérialité nécessaire pour habiter le vide qui sépare le tireur de son acte et de ses victimes. L’humilité, la fragilité des éléments qu’utilisent les deux artistes est à l’image de leur position face à leur sujet qu’elles ne prétendent jamais maîtriser tout à fait, par lequel au contraire ils se montrent volontiers débordés. Le geste de Raquel Silva et Cand Picaud, dont on sent que les improvisations ont aussi largement nourri le travail, est ainsi toujours accompagné de son propre questionnement. La crise de la notion de « guerre » au sens traditionnel induit la crise du geste artistique qui pour autant ne renonce pas mais s’engage dans son autocritique qui malgré son grand sérieux n’oublie jamais d’être ludique. La sorte de candeur de Raquel et Candice fait en effet de Sans humain à l’intérieur une forme de conte philosophique où toutes les menaces finissent par redevenir simple rocher et encore, en carton-pâte.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Sans humain à l’intérieur
Mise en scène : Lou Simon
Dramaturgie : Lisiane Durand et Lou Simon
Interprétation : Candice Picaud et Raquel Silva
Scénographie : Cerise Guyon
Conception lumière : Romain Le Gall Brachet
Conception sonore : Thomas Demay
Construction : Cerise Guyon, Morgan Czaplinski, Lou Simon
Diffusion : Laurent Pla-TarruellaCoproduction : Théâtre aux Mains Nues • Institut International de la Marionnette – Charleville-Mézières • Théâtre Jean Arp – Scène conventionnée d’intérêt national Art et Création pour la marionnette et autres formes associées • L’Espace Périphérique – EPPGHV – Paris • L’Hectare-Territoires vendômois – CNMa • Théâtre de Chartres
Soutiens : Le Volapük • La Fabrique de Théâtre – Service des Arts de la Scène de la Province de Hainaut • Bouffou Théâtre • Le Jardin Parallèle • Le Tas de Sable – CNMa • La Nef • L’Échalier – Agence Rurale de Développement Culture
Ce projet est lauréat de FoRTE – Fonds Régional pour les Talents Émergents de la Région Île-de-France en 2020 • DRAC Région Centre-Val de Loire pour l’année 2021 • Ce spectacle bénéficie de la Convention pour le soutien à la diffusion des compagnies de la Région Centre-Val de Loire signée par l’Onda, la Région Centre-Val de Loire et Scène O Centre (saisons 22/23 à 24/25) • Spectacle créé en septembre 2021 au Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes – Charleville-Mézières© Christophe Loiseau
Durée : 1h10
Le Mouffetard – Centre National de la Marionnette
Du 27 février au 10 mars 2024Espace Culturel St-André / Abbeville (80) – Partenariat le Tas de Sable et les Scènes d’Abbeville
Jeudi 30 mai 2024
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