Au TGP, l’auteur et metteur en scène Samuel Gallet opère un mélange des genres réussi entre onirisme et réalisme, et recolonise l’imaginaire pour dépasser le caractère inéluctable de la catastrophe écologique à venir.
Aux origines du Pays innocent se niche un fait divers. Terrible, comme tant d’autres. Le 16 avril 2019, une femme de 25 ans jette son fils de 5 ans par la fenêtre de leur appartement, situé dans le quartier du Mas du Taureau, à Vaux-en-Velin. Victime d’une chute de huit étages, l’enfant est retrouvé « en arrêt cardio-respiratoire » par les secours, et décède peu après des suites de ses blessures. À leur arrivée sur les lieux du drame, les policiers découvrent la mère « prostrée sur son canapé avec sa fille de 8 ans » dans les bras. Interpellée, placée en garde à vue, puis mise en examen pour homicide volontaire sur mineur de moins de 15 ans, elle ne tarde pas à être hospitalisée d’office en raison de son état de santé psychologique. Mutique, elle ne donne aucune explication à son geste, contrairement à la mère imaginée par Samuel Gallet. Si elle a jeté son fils par la fenêtre après l’avoir habillé en spationaute, raconte-t-elle à la juge d’instruction qui lui fait face, c’était pour « le sauver de la destruction », pour lui permettre d’échapper au monde qui court à sa perte, pour le faire passer à travers un « trou noir » qui le conduirait tout droit vers le pays innocent. Cette « planète de forêts épaisses et profondes, à des millions d’années-lumière de la Terre », habitée par des géants qui n’ont « pas de mots dans leur langue pour dire Guerre, pour dire Meurtre, pour dire Torture ou Exaction […] pour dire Génocide, Massacre, Viol, Perversion, Crime ». Un monde aux antipodes du nôtre, où ces mots résonnent au quotidien.
À l’écoute du récit de cette femme auquel elle ne croit guère, la magistrate se montre tout à la fois sceptique et décontenancée, et tente d’utiliser les instruments rationnels à sa portée pour se raccrocher aux branches. À demi-mot, elle la soupçonne, d’abord, de mentir, puis d’être folle, mais ni l’une ni l’autre de ces hypothèses ne colle parfaitement : l’expertise psychiatrique déclare la mère pénalement responsable de ses actes, et, lorsque la juge lui demande si elle a une dernière volonté pour l’enterrement de son enfant, elle la supplie seulement de ne pas lui retirer sa combinaison spatiale. Comme si son histoire résistait à la stricte et froide réalité cartésienne. En parallèle, un médecin légiste s’occupe de l’autopsie du garçon, la dernière de sa longue carrière. Après un rapide examen, il conclut que l’enfant est bien mort des suites de sa chute, qu’il n’a pas été tué avant, puis précipité dans le vide, mais, lorsqu’il ouvre l’abdomen du garçon, c’est, littéralement, tout un monde qui s’ouvre sous ses yeux : « Ses chaussures s’enfoncent dans la terre et au-dessus de lui, incompréhensible, entre les branches, une voie lactée hors de contrôle, comme une cicatrice à vif dans le corps tuméfié du cosmos. Des trous noirs y voyagent, majestueux, insaisissables. »
Dans une sphère théâtrale qui s’intéresse de plus en plus aux questions écologiques, Le Pays innocent – lauréat 2023 du Groupe des 20 Théâtres en Île-de-France – s’impose de façon singulière. Là où nombre de spectacles se bornent à tirer la sonnette d’alarme, dont tout le monde entend désormais distinctement le son, à défaut de l’écouter, ou appuient sur la pédale de l’écoanxiété, avec un risque de mimétisme ou, à tout le moins, de redondance par rapport au réel, Samuel Gallet conduit une stratégie de dépassement. Après La Bastaille d’Eskandar et Visions d’Eskandar, qui portaient tous deux sur la catastrophe écologique et la capacité à vivre dans un monde en voie de destruction, l’auteur et metteur en scène se place dans le sillage d’Annie Le Brun qui, dans Ailleurs et autrement, établissait un parallèle entre la dévastation de la forêt naturelle, et plus particulièrement de l’Amazonie, et la dévastation de la forêt mentale, et souhaite de se réapproprier nos imaginaires de plus en plus stériles. Pour ce faire, Samuel Gallet tente, ni plus ni moins, de réconcilier les mondes, et les Hommes avec eux, pour générer une force nouvelle à partir de cette (ré)union. Si, aux prémices de son spectacle, l’opposition se fait frontale entre la logique cartésienne de la juge et l’imagination de la mère, qui passe pour de la folie mentale, le conte, et son célèbre « Il était une fois », fait office de fécond terrain d’entente, et colonise le réel en embarquant tous les protagonistes au fil de son déploiement.
Cette fusion, le metteur en scène lui donne corps théâtralement en mêlant deux registres a priori antagonistes : l’onirisme et le réalisme. Tandis que le second cède peu à peu sa place au premier, dans le contenu du récit comme dans la langue, ce mélange des genres, s’il occasionne d’abord quelques frictions qui imposent de lâcher prise avec toute rationalité excessive, parvient à séduire dans sa façon de reposer sur une union scénique quasi organique. Empreint d’une infinie délicatesse, économe en effets, au-delà des quelques lumières bien senties d’Ivan Mathis, le geste de Samuel Gallet se place au point de rencontre le plus naturel possible entre le jeu, le texte et la musique, comme si les trois éléments procédaient les uns des autres, et réussissaient à s’augmenter, comme si la composition musicale aussi belle qu’atypique de Nadia Ratsimandresy et Mathieu Goulin répondait à la curiosité du texte, quitte à l’amplifier, comme si les comédiennes et les comédiens, en profitant de cet écrin, n’avaient jamais à forcer le trait, mais simplement à déployer une douceur miroir, qui traduit la profonde humanité des personnages qu’ils incarnent.
Ciment théâtral pour colmater les brèches et réduire les fractures, de plus en plus profondes, cette réactivation de l’imaginaire opérée par Samuel Gallet permet alors de croire, au moins pour un temps, que la réconciliation des êtres humains entre eux, avec aussi avec les non-humains et la Nature, peut servir de pont vers un monde nouveau, où la génération qui vient, pétrie d’espérance et soutenue par l’ancienne, servirait d’éclaireur. Les plus sceptiques argueront sans doute que tout cela est bien utopique, mais, là encore, les faits sont têtus : au sortir, il était troublant de voir à quel point nous nous sentions plus légers, consolés par un geste théâtral qui, au-delà de sa maîtrise, a agi sur nous comme un baume apaisant, concocté par celles et ceux qui, en dépit de tout, ont le courage d’y croire encore.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Le Pays innocent
Texte et mise en scène Samuel Gallet
Avec Gauthier Baillot, Fabien Chapeira, Olivia Chatain, Caroline Gonin, Mathieu Goulin, Nadia Ratsimandresy
Musique Mathieu Goulin, Nadia Ratsimandresy
Dramaturgie Pierre Morice
Scénographie et costumes Aude Vanhoutte
Lumière Ivan Mathis
Son Fred Bühl
Régie lumière Martin Teruel
Construction du décor Benoit DervieuxProduction Collectif ESKANDAR
Coproduction Les Quinconces L’espal – Scène nationale du Mans ; DSN – Dieppe Scène nationale ; L’Arc – Scène nationale du Creusot ; Groupe des 20 Théâtres en Île-de-France (lauréat 2023) ; Théâtre de Rungis ; Théâtre des Bergeries, Noisy-le-Sec ; Houdremont – centre culturel, La Courneuve
Résidences Les Quinconces L’espal – Scène nationale du Mans ; DSN – Dieppe Scène nationale ; L’Arc – Scène nationale du Creusot ; Théâtre de Rungis ; L’Assemblée – fabrique artistique, Lyon ; Studio 24, Centre de création des arts de la scène et de l’image, Caen
Avec le soutien de la Ville de Caen, du ministère de la Culture (DRAC Normandie), du Département du Calvados, du fonds SACD Théâtre et de l’AdamiLe Pays innocent est publié aux éditions Espaces 34 et lauréat de l’Aide à la création de textes dramatiques – ARTCENA.
Durée : 1h30
Théâtre Gérard-Philipe, CDN de Saint-Denis
du 6 au 14 février 2025L’Arc, Scène nationale du Creusot
le 20 févrierThéâtre de la Joliette, Marseille
du 7 au 10 maiDieppe Scène nationale, dans le cadre du festival DSN
le 15 mai
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