A travers une histoire trop convenue, Emilie Frèche offre à Sami Bouajila l’occasion d’incarner un père et son fils, et à travers eux les rêves qui se brisent dans la migration. Une partition portée avec suffisamment de délicatesse pour dépasser les quelques clichés qu’elle véhicule.
On dirait du Beckett au début. Tas de sable façon Oh les beaux jours et vieil homme qui débarque en clown-clodo sortant de la marge. Le prince qu’annonce le titre semble bien déchu. Avec son caddie rafistolé de carton, son petit siège pliant de camping, il déroule depuis son terrain vague en bordure de périphérique l’imaginaire d’un paysage de rocaille, peuplé d’arganiers et de chèvres, qui, au loin, plongerait dans le bleu de la mer. C’est le souvenir du pays qui l’assaille. Il vient du Sud. Beckett en mode berbère, qui se croit repassé de l’autre côté de la Méditerranée. Sami Bouajila l’incarne avec finesse. Veste noir et dos voûté. Ce qu’il faut d’accent. Marginal et ordinaire à la fois, fils d’immigré que seule sa folie douce tient encore debout.
Car ce Prince fut d’abord celui de son père qui a fui l’Afrique du Nord pour trouver un travail et un pays en paix où son fils pourrait grandir. C’était la fin des colonies , la prospérité des Trente Glorieuses et l’immigration organisée pour alimenter en main d’œuvre les usines françaises. Emilie Frèche, qui a écrit ce texte il y a une dizaine d’années, a puisé dans le réel à défaut de faire original. Le berger vient en France pour travailler dans une usine automobile, s’installe dans un paysage de tours bleues grises de l’autre côté du périph et rêve que son fils devienne champion du monde de foot avec la France. Le rejeton, hélas, travaille lui aussi à l’usine, tombe amoureux d’une Jeanne de sa cité, qui finit par le quitter, et se laisse rattraper par un réel fait d’horizons bouchés que seul l’imaginaire baigné de la mémoire de son père lui permet de dépasser.
Le plus intéressant dans ce Prince est sans doute ce mélange qui s’opère entre les rêves du père et les échecs du fils, ce puzzle transgénérationnel composé du récit d’une vie et des fantasmes qui l’ont habitée. Sami Bouajila dit s’être engagé à porter cette pièce parce qu’elle lui parlait intimement, lui, fils d’immigré tunisien ouvrier peintre en bâtiment, qui a grandi en banlieue de Grenoble. Car pour le reste, dans sa visée politique, Emilie Frèche aligne quelques poncifs qui ne déplacent que trop peu la pensée. Victime de la mondialisation et des conditions de travail qui vont se durcissant, le fils s’use à la chaîne comme l’a fait son père avant que l’entreprise ne décide de traverser la Méditerranée dans l’autre sens, mouvement de balancier guidé par le seul intérêt financier. Ok sur le constat, mais l’impuissance tragique à se construire un destin personnel qui fauche le fiston est vite réductrice. A la fin, le Prince finit même par voler des bijoux et ne rêve plus que du pays. Maladresses bénignes si elles ne s’inscrivaient pas dans une vague de bons sentiments et de motifs à la récurrence trop insistantes qui emportent avec eux la possibilité de créer des personnages un peu plus complexes. On restera donc plutôt du côté irréaliste de la fable sobrement mise en scène par Marie-Christine Orry, que viennent traverser quelques images filmées de la jeunesse de Sami Bouajila et les bruits du réel – voitures, cris et chiens – sans parvenir à crever cette bulle de fiction refuge pour une vie dans l’impasse que l’acteur fait vivre avec brio.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
UN PRINCE, une pièce d’Emilie Frèche
mise en scène par Marie-Christine Orry
Avec Sami Boujilachorégraphe Jean-Pierre Bonomo
scénographie Jean-Pierre Laporte
lumières Daniel Benoin
vidéo Paulo Correia
production anthéa, antipolis théâtre d’Antibes
coproduction Yami ProductionsDurée 1h10
Comédie des Champs-Elysées
à partir du 24 janvier 2024
du mercredi au samedi à 20h30 – matinée dimanche à 16h00
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