Sous la plume d’Elfriede Jelinek, Eurydice est une ombre certes, mais elle parle, elle se vide de tout ce qu’elle n’a jamais dit et ce faisant, accouche d’elle-même. Marie Fortuit en tire un spectacle de toute beauté, baigné d’humour et de mélancolie, qui rend grâce aux ombres de toutes espèces, pourvues qu’elles soient féminines.
Plus jamais on n’écoutera le mythe d’Orphée de la même manière. Depuis qu’Elfriede Jelinek a rendu sa voix à Eurydice dans un texte dense, radical et subversif, depuis que Marie Fortuit en a fait un spectacle fort et frémissant, la légende bien ancrée dans l’imaginaire collectif issu des récits fondateurs se renverse, se retourne comme un gant pour nous montrer sa doublure et ses coutures.
Orphée devient un personnage secondaire, relégué à l’arrière-plan, tandis qu’Eurydice, sa femme, celle qui passe de vie à trépas, celle qui n’avait pas son mot à dire, déroule sa logorrhée intarissable, une parole trop longtemps retenue, empêchée, qui s’exprime enfin et ce faisant, la fait apparaître. Et Eurydice l’invisible, en parlant, s’auto-crée sous nos yeux. Exit le mythe de l’amour fou, des deux amants épris à la vie à la mort, qui imprègne d’une vision romantique ce récit plein de mystère où l’homme brave les enfers pour arracher sa bien-aimée à son destin tragique. Souvenez-vous, piquée par un serpent mortel, Eurydice, la pauvre, succombe le jour de son mariage. Encore une héroïne sacrifiée sur l’autel d’une littérature imprégnée de pensée patriarcale.
Chez Elfriede Jelinek, Eurydice est une fashion victime en mal de mère, fiancée à un chanteur populaire, qui tente vainement d’écrire. Mourir la coupe dans ses velléités artistiques, dans sa folie des fringues, dans sa relation peu épanouissante avec une star narcissique obsédée par ses fans, une armée de midinettes en furie qui accompagne ses concerts de cris suraigus. Mourir devient une opportunité unique pour renaître à elle-même. De l’énorme masse textuelle de Jelinek, monologue intense et très écrit, teinté d’humour et de jeux récurrents sur les sonorités de la langue (traduction délectable de Sophie Andrée Herr), la metteuse en scène Marie Fortuit tire une sublime matière théâtrale qu’elle frictionne à d’autres registres pour créer un dispositif protéiforme imprégné de cinéma, d’archives sonores, de musique live. On pouvait redouter, au vu de la longueur de la pièce et de l’aspect très littéraire de la langue, une transposition scénique indigeste. Un long tunnel de texte, certes passionnant, mais peinant à faire théâtre. Que nenni, le passage s’opère non seulement avec fluidité mais aussi, et c’est là tout le charme de ce spectacle, avec grâce.
Le film qui ouvre le bal de ses images bucoliques (superbe réalisation d’Esmeralda Da Costa) donne le ton, l’ambiance est à la fête mais la cérémonie du mariage et son banquet affilié annoncent d’emblée le drame qui couve. La musique irrigue les scènes comme un mauvais présage, les verres se renversent, les regards se voilent, et l’écran se nimbe de fumée. Telle une Ophélie shakespearienne, Eurydice flotte au milieu des fleurs, empoisonnée. La fatalité la condamne une fois de plus. Mais la suite prend un nouveau virage, conduit par la réécriture féministe de l’autrice autrichienne, lauréate du Prix Nobel de Littérature en 2004. Le rideau de l’écran tombe, découvrant le corps de la comédienne, allongée, inerte, sur un autel habillé de bouquets et de bouteilles-bougies. La scénographie, de toute beauté, signée Louise Sari, imprègne l’âme de son chromatisme bleu et de ses nuances de lumière. Elle se divise en deux espaces, deux mondes, celui des vivants, où Orphée règne encore, celui des ombres, où Eurydice échoue et qui ressemble à la pièce d’un appartement avec penderie chargée de vêtements et meubles d’usage, purgatoire aux accents quotidiens où elle évoquera sa vie d’avant.
Virgile L. Leclerc, sculpturale et envoûtante, prête sa voix chaude et légèrement voilée, son débit mélodieux, son visage de tragédienne et son corps athlétique aux mots de Jelinek. Qu’elle soit à l’horizontal de sa sépulture, se trainant au sol pour s’en extraire et arpenter cet au-delà qui ressemble à ici-bas, ou du haut de sa verticalité retrouvée, son parcours physique suit l’évolution de son émancipation. En Eurydice réinventée, la comédienne (dont on a déjà pu admirer la présence et la puissance dans Ceci est mon corps d’Agathe Charnet) excelle, incarnée et musicale dans tout son être. En retrait mais représenté également, charismatique à souhait, Romain Dutheil est son Orphée en veste de lumière, tantôt au chant, tantôt à la batterie ou au clavier, il accompagne par touches légères la conscientisation verbale d’Eurydice et rythme de temps à autre les assauts du texte, soutien instrumental et évocation de leur passé commun. Lui aussi donne chair au personnage du mythe, l’ancre dans le concret d’une relation qui a existé et révèle la fascination troublante qu’il exerce.
Jouant sur les transparences via les voiles d’un rideau qui sépare ou réunit les deux espaces, le spectacle joue aussi sur nos ambiguïtés, nos contradictions, la difficulté à changer de paradigme, à laisser derrière soi sa vieille peau, ses habits inutiles, ses liens toxiques, ses pensées dépassées et stériles. En passant de vie à trépas, Eurydice se libère, de ses sentiments, de son rôle de femme, de son envie d’écrire, de sa fièvre acheteuse, de son enveloppe charnelle. Et rejoint dans l’ombre toutes les ombres, toutes les autres, les sacrifiées, les suicidées, les disparues, toutes celles qui se sont tues à jamais. Mais dans cette obscurité où le paraître n’a plus lieu d’être, paradoxalement, Eurydice libère une parole enfouie, une parole vraie et cathartique. Elle se débarrasse, se reprend et se comprend, se panse et se pense, s’affirme comme un « je ». Existe enfin.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Ombre (Eurydice parle)
Texte Elfriede Jelinek
Mise en scène Marie Fortuit
Scénographie Louise Sari
Création lumière Thomas Cottereau
Création sonore Elisa Monteil
Composition et écriture des chansons Mathilde Forget
Création vidéo Esmeralda Da Costa
Dramaturgie Floriane Comméléran
Costumes Coline Dubois-Gryspeert
Stagiaire à la mise en scène Rachel de Dardel
Avec les voix de Ingeborg Bachmann, Sylvia Plath et Marie Trintignant
Avec Romain Dutheil et Virgile L. Leclerc
Production Les Louves à Minuit
Coproduction Centre Dramatique National de Besançon Franche-Comté, CDNO – Centre Dramatique National d’Orléans, Le Phénix – Pôle européen de création et la Maison de la Culture d’Amiens – Pôle européen de création et de production
Coréalisation Les Plateaux Sauvages
Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux Sauvages
Avec le soutien du Ministère de la Culture – DRAC Hauts-de-France, de la Région Hauts-de-France, de Lilas en Scène et du Théâtre Massenet
Administration Célia Cadran
Diffusion En Votre CompagnieA partir de 14 ans
Durée : 1h40
Du 18 au 28 janvier 2023
Plateaux Sauvages28 février et 1er mars
Cabaret de Curiosités du Phénix, Valenciennes4, 5 et 6 avril
CDN de Besançon16 et 17 mai
CDN d’Orléans
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