Au TGP, Katja Hunsinger et Rodolphe Dana font leur miel de l’étrangeté humaine et existentielle du personnage de Melville.
Sur le cas de Bartleby, nombre d’intellectuels se sont penchés. De Blanchot à Foucault, de Bataille à Deleuze, tous ont tiré des conclusions sur ce personnage énigmatique né dans l’esprit d’Herman Melville. Quand le premier, dans L’effet Bartleby, y voit la figure de l’écrivain par excellence qui « désœuvre le travail du concept », le dernier lui répond, quelques années plus tard, dans sa postface aux éditions Flammarion : « Bartleby n’est pas une métaphore de l’écrivain, ni le symbole de quoi que ce soit. (…) Il ne veut dire que ce qu’il dit littéralement. » A savoir « Je préfèrerais ne pas » quand un ordre lui est intimé, soit, selon Jaworski dans Melville, le désert et l’empire, « une parole qui dit en même temps presque oui et presque non », avant de poursuivre : « Bartleby est presque immobile, presque silencieux, presque inutile, presque mort, presque incompréhensible. Presque est le mot de la limite mouvante, de la trace qui va s’effaçant, du signe qui va pâlissant. » D’une troisième voie, aussi, à mi-chemin entre le « oui » de la soumission et le « non » de la contestation, d’une résistance passive qui, sans l’afficher ni même le vouloir clairement, glisse de minuscules grains de sable dans une machinerie bien, trop bien huilée que Katja Hunsinger et Rodolphe Dana ont pris, à leur tour, un malin plaisir à faire dérailler.
Car, dans l’étude notariale où il atterrit pour copier des actes, Bartleby découvre un lieu d’où rien ne dépasse, où tout est au cordeau, calé au millimètre, presque mécanisé. Derrière les bureaux alignés, se tiennent trois autres employés – réduits au rang de plantes vertes par les deux metteurs en scène – qui, s’ils ont leurs particularités, trop soiffard pour l’un, trop geignard pour l’autre, s’appliquent dans leur métier, tels des rouages zélés du patron. A son arrivée, Bartleby n’emprunte d’ailleurs pas un autre chemin. Pour le plus grand bonheur de son supérieur, il s’impose comme un salarié modèle qui copie, copie et copie encore, de jour comme de nuit, à la lumière naturelle comme à celle de la bougie. Jusqu’au jour où, alors qu’on lui demande d’aider à relire ses feuillets, comme tout copiste qui se respecte, l’homme rétorque « Je préfèrerais ne pas ». Décontenancé par l’ambiguïté de la formule, le patron ne réclame aucune explication et ouvre alors la voie à d’autres pseudo-refus qui, de fil en aiguille, vont conduire Bartleby à cesser le travail, puis à occuper les locaux que, malgré les injonctions qui lui sont faites, il ne quitte pas.
Juchés sur les épaules de Melville et de son intrigante nouvelle, Katja Hunsinger et Rodolphe Dana parviennent, dans la création collective qu’ils dirigent, à faire de cet individu hors du commun un personnage sur deux jambes, l’une aussi comique que l’autre est inquiétante. Flegmatique à souhait, Bartleby devient celui qui, sans motivation claire, ni idéologie particulière, réussit à faire tourner son employeur en bourrique et, chemin faisant, à faire imploser le système qu’il soit, en fonction des interprétations, social, sociétal et/ou économique. Son « néant de volonté », pour reprendre la formule de Gilles Deleuze, est tellement déconcertant, proche d’un absurde que les deux metteurs en scène parviennent parfaitement à exploiter, qu’il entraîne ses interlocuteurs dans une forme de folie douce, capable de faire naître un comportement ambivalent, voire schizophrénique, à mi-chemin entre l’énervement et l’attachement.
Si la dynamique scénique des premières minutes tend, au fil du temps, à s’étioler à cause d’une mécanique dramaturgique qui tire en longueur, elle est aussi le reflet de l’« effet trou noir » de Bartleby qui annihile toute forme de convention pour simplement exister. Au plateau, Rodolphe Dana et Adrien Guiraud forment d’ailleurs un duo débordant d’humanité, et touchant à bien des égards. Le second avec son attitude dégingandée et sa résistance naïve, qui l’enferme autant qu’elle le libère ; le premier, aux multiples visages, dans sa colère toujours retenue, qui n’arrive pas à expliquer l’attitude de son employé et à s’expliquer les sentiments qu’il a développés à son égard. Un tiraillement, qui, à la manière de la mise en scène, alterne constamment entre le comique et le tragique, l’absurde et l’existentiel, et donne l’impression que le pouvoir et la domination ont, sans le dire, presque au corps défendant des personnages, changé de main.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Bartleby
d’après la nouvelle d’Herman Melville (éditions Allia)
Création collective dirigée par Katja Hunsinger et Rodolphe Dana
Avec Rodolphe Dana et Adrien Guiraud
Traduction Jean-Yves Lacroix
Scénographie Rodolphe Dana avec la collaboration artistique de Karine Litchman
Lumière Valérie Sigward
Son Jefferson Lembeye
Costumes Charlotte GillardProduction Théâtre de Lorient, Centre dramatique national
Coproduction Scène nationale d’Albi ; Théâtre du Champ au Roy, Scène de territoire, GuingampDurée : 1h15
Théâtre Gérard-Philipe, CDN de Saint-Denis
du 1er au 17 avril 2022
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