Avec Rinse, l’Australienne Amrita Hepi convoque toute l’histoire du monde et de la danse pour se forger son propre retour aux sources. Un solo dansé et parlé, où se télescopent toutes sortes de références, qui traverse notamment la colonisation de l’Australie.
On reproche parfois à la critique de produire des avis experts par l’intermédiaire d’individus qui, à force de se rendre dans les salles plusieurs fois par semaine, posent sur les spectacles qu’ils voient un œil hyper affûté, peut-être un rien blasé, mais en tout cas éloigné de celui du spectateur lambda, bien moins pétri de souvenirs et de références. Ce Rinse divisera sans doute le groupe des amateurs de danse, auquel on appartient, de celui de ses experts qui auront pu décrypter tous les clins d’œil qui parsèment ce spectacle aux confins de la danse, du théâtre et de la performance, écrit et mis en scène par l’Australienne Mish Grigor et interprété par sa compatriote danseuse Amrita Hepi. Dans la lignée d’Olga Dukhovna, qu’on a pu voir dans la première fournée de Vive le sujet ! Tentatives produire un spectacle interrogeant les emprunts dans la danse sous un angle juridique, celui-ci fonctionne en effet implicitement, et parfois explicitement, par citations, que notre œil n’aura pas su, pour la plupart, décrypter.
À la hauteur d’un spectateur ordinaire, donc, on a assisté à cette histoire des commencements guidée par une seule et même anaphore – « In the beginning » – qui ouvre toutes sortes de débuts. Ceux du monde tels que les relatent différentes cosmogonies, ceux de l’Histoire moderne, de la colonisation de l’Australie, de la carrière de danseuse d’Amrita Hepi ou encore ceux de ce spectacle même. Un spectacle qui s’achève et démarre en marche arrière, construisant une boucle rétroactive menée depuis le présent de la scène et permettant de mesurer le chemin parcouru depuis la création du monde pour en arriver là : il emprunte un effacement des racines aborigènes pour une artiste, à l’instar de son pays, occidentalisée de gré et de force. Ainsi, dans une scénographie minimaliste – sol et fond de scène recouverts d’une toile blanche –, où sont posés au sol un miroir incliné et quelques cubes bleu gris, Amrita Hepi égrène cette litanie des commencements où se mêlaient histoire à l’occidentale et culture maorie, évocations de la danse contemporaine, du haka, Rangi-nui et Papa-tuanuku – Père Ciel et Mère Terre qui étouffent leurs enfants sous leurs étreintes – et Verbe biblique.
Ici, le mouvement accompagne la parole, le corps « prend le relais de ce que le texte ne dit pas, le texte répondant aux sursauts du corps », explique Amrita Hepi. La danseuse, née d’une mère australienne d’origine anglo-irlandaise et d’un père lié à la tribu maorie Ngāpuhi, néo-zélandaise, et à la communauté australienne aborigène Bundjalung, est grande, brune, visible métissage des lignées des colons et des colonisés. Elle-même, colonisée, esquisse seulement le haka pour en venir à « la vraie danse ». Dans ce monde qui tourne en boucle, elle incorpore littéralement l’histoire de la danse occidentale, démarrant sa carrière européenne à Vienne, ironiquement du côté de Freud et donc du refoulé. Chaque partie de son corps devient habitée de mouvements qu’elle exprime en bribes référencées – Bausch, Cunningham, Keersmaeker… Que deviennent dans ce contexte ses autres origines ? Au début de son travail sur cette pièce, évoque-t-elle, « je me demandais si on arrêterait les génocides, mais un nouveau est venu ». Malicieux double sens qui, comme tout le spectacle, croise intime et politique. Dans son salut, Amrita Hepi porte quand même vivement la main sous la bouche. Une autre forme de salut, qui a échappé à l’effacement, un ultime retour du refoulé.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
Rinse
Texte et mise en scène Mish Grigor
Avec Amrita Hepi
Son Daniel Jenatsch
Lumière Matt Adey
Traduction des surtitres en français Elaine NormandeauProduction Performing Lines
Coproduction Performance Space, Carriageworks, Dancehouse et Keir Foundation dans le cadre du Keir Choreographic Award 2018
Soutien Gouvernement australien via Creative Australia, son organisme de soutien et de conseil pour les arts
Accompagnement APHIDS – SUPERDRIVE et du festival Supercell: Festival of Contemporary Dance dans le cadre du Makers ProgramDurée : 50 minutes
Festival d’Avignon, Gymnase du lycée Mistral
du 17 au 22 juillet 2025, à 22hThe Place, Londres (Royaume-Uni)
le 14 octobreNational Arts Centre, Ottawa (Canada)du 22 au 24 janvier 2026
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