La metteuse en scène Elise Noiraud adapte avec doigté le film de Laurent Cantet où un jeune homme, de retour dans sa ville natale, se retrouve écartelé entre deux milieux sociaux.
Lorsque Laurent Cantet réalise son film Ressources humaines en 1999, le monde du travail français est en ébullition : en vertu de la loi « Aubry I », toutes les entreprises de plus de 20 salariés doivent se préparer à passer aux 35 heures à compter du 1er janvier 2000. Promesse du gouvernement de Lionel Jospin, cette mesure inquiète le patronat, et une partie du spectre politique, qui crient déjà à la faillite prochaine de bon nombre d’entreprises, contraintes d’engager des négociations internes avec les syndicats pour adapter la mesure société par société. Plus de vingt ans plus tard, lorsque Elise Noiraud s’empare dudit film pour l’adapter au théâtre, les 35 heures sont entrées dans les mœurs et les habitudes, même si elles sont régulièrement remises en cause par certains discours, et mitées par certaines lois. À cette aune, on pouvait craindre que le scénario imaginé par Laurent Cantet et Gilles Marchand puisse paraître daté, solidement arrimé à une époque, à ce moment-clef de l’histoire sociale ; et pourtant, plus de deux décennies après, Elise Noiraud prouve qu’il est toujours furieusement d’actualité, voire atemporel, dans sa façon de décrire, avec une acuité désarmante, le malaise des transfuges de classe – bien avant que ce sujet ne devienne un phénomène littéraire.
Car Franck, le personnage principal de Ressources humaines, fait partie des moins de 5% d’étudiants de grandes écoles à être enfants d’ouvriers. Monté à Paris il y a plusieurs années pour intégrer HEC, le voilà de retour dans sa maison natale, où l’attendent avec impatience, tel un fils et un frère prodigues, sa mère, son père, sa sœur et son beau-frère. Costume sur le dos et mallette dans la main, le jeune homme doit faire un stage dans l’usine du coin. Contrairement à son père et sa sœur, lui ne s’installera pas au pied d’une machine, mais dans les bureaux, à l’étage des cadres, où, au milieu d’êtres un peu ternes, il fait la rencontre de la DRH et du patron. Alors que l’entreprise a licencié 22 employés l’année précédente, les relations entre la direction et les syndicats, emmenés par Madame Arnoux, sont tendues et emplies de défiance, notamment autour de la mise en place des 35 heures. Pétri de bonne volonté, et d’une certaine naïveté, Franck propose alors au dirigeant d’organiser une consultation directe auprès des ouvriers à ce sujet, pour forcer les syndicats à s’asseoir à la table des négociations, mais aussi pour restaurer le dialogue social. Une occasion en or aux yeux du patron qui a un tout autre objectif en tête.
À travers ce récit de vie, Laurent Cantet, et Elise Noiraud dans son sillage, traduisent parfaitement la position inconfortable des transfuges, déracinés d’une classe populaire à laquelle ils n’appartiennent plus sans avoir tous les codes de la classe supérieure dans laquelle ils gravitent aujourd’hui. Au long de son adaptation, entre monde du travail et sphère intime, la metteuse en scène met parfaitement en lumière l’ensemble des détails qui, à la manière de signaux faibles, sont autant de symptômes d’un mal-être certain : le malaise des parents, tiraillés entre la fierté de voir leur fils réussir et la gêne de se sentir socialement inférieurs ; l’attraction-répulsion des amis d’enfance qui charrient leur ancien camarade sur son look BCBG tout en l’appelant « le parisien » ; et la confusion du transfuge de classe lui-même qui n’a plus assez de repères solides pour assurer ses arrières, et vit tiraillé entre ces deux milieux avec la peur chevillée au corps de devenir ce qu’Annie Ernaux appelait « un ennemi de classe ».
Pour orchestrer le chevauchement de ces sphères sociales, et porter au plateau un monde ouvrier qui n’a pas l’habitude d’y être – comme Julie Deliquet et Maëlle Poésy l’avaient fait dans Huit heures ne font pas un jour et 7 minutes –, Elise Noiraud fait le pari du plateau nu, capable, dans un élan cinématographique, de passer de l’usine à la cuisine, de la voiture du patron à la boîte de nuit, avec seulement quelques éléments de décor et des lumières soigneusement travaillées. Surtout, la metteuse en scène instaure une ambiance sonore et musicale, où les extraits du Qui est qui ? de Marie-Ange Nardi et les refrains de France Gall (Ella, elle l’a), Eiffel 65 (Blue) ou Bernard Lavilliers (Les Mains d’or) font l’effet de madeleines de Proust et nimbent l’ensemble d’une douce nostalgie. Si le jeu des comédiens pouvait paraître encore un peu vert au soir de la première, tous donnent déjà un caractère sensible aux personnages qu’ils incarnent, à commencer par François Brunet en père fier et mutique et Guy Vouillot en patron-requin faussement paternaliste. Tous profitent également de la direction d’acteurs d’Elise Noiraud qui prouve, comme elle avait su le faire dans Le Champ des possibles, qu’elle aime les êtres qu’elle convoque, et qu’elle a, à leur endroit, une empathie aussi profonde que sincère.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Ressources humaines
d’après le film de Laurent Cantet
Texte Laurent Cantet, Gilles Marchand, Elise Noiraud
Adaptation et mise en scène Elise Noiraud
Avec Benjamin Brenière, François Brunet, Sandrine Deschamps, Julie Deyre, Sylvain Porcher, Vincent Remoissenet, Guy Vouillot
Création lumières Philippe Sazerat
Création sonore Baptiste Ribrault
Scénographie Fanny Laplane
Costumes Mélisande de SerresProduction Compagnie 28
Coproduction Les Plateaux Sauvages ; Réseau ACTIF Île-de-France ; Le Carré – Scène nationale de Château-Gontier ; Théâtre Louis Jouvet – Scène conventionnée d’intérêt national des Ardennes ; La Manekine – Scène intermédiaire des Hauts de France ; Studio-Théâtre de Stains ; Sud-Est Théâtre de Villeneuve-St-Georges ; La Grange Dîmière – Théâtre de Fresnes ; Le Quatrain – Espace Culturel de Clisson Sèvre et Maine Agglo ; Espace Paul Jargot – Scène Ressource en Isère
Coréalisation Les Plateaux Sauvages
Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux Sauvages
Avec le soutien du Ministère de la Culture – DRAC Île-de-France, de l’ADAMI et de la Copie PrivéeDurée : 1h25
11 Avignon
Off 2024
18h50 • Salle 2 – 1h25
Du 2 au 21 juillet – Relâches les lundis 8 & 15 juillet
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