Fruit d’une commande de Fabien Joubert et du metteur en scène Rémy Barché pour la comédienne Gisèle Torterolo, le texte de l’autrice québécoise Rébecca Déraspe déçoit et brosse un portrait caricatural des figures féminines qu’il entendait défendre.
Fanny a 55 ans et, à première vue, tout pour être comblée. Sur l’échelle de la réussite matérielle et sentimentale, cette quinquagénaire a franchi bien des étapes : elle a une grande maison, un bel aquarium, un joli divan, et même un conjoint, Dorian, affectueux et aimant comme au premier jour. Histoire de mettre un peu de piment dans cette existence heureuse, mais linéaire, et d’apporter un supplément de vie dans cette demeure devenue un brin trop imposante, le couple non marié, sans enfant, décide, un jour, de louer l’une des chambres inoccupées à une étudiante en philosophie, Alice, sans se douter que son arrivée aura l’effet d’une bombe à fragmentation. Dès leur premier dîner, la jeune femme s’impose sans barguigner. Avec son caractère bien trempé et un franc-parler fougueux, propre à la jeunesse, elle ne cherche à aucun moment à ménager ses hôtes qui, très rapidement, semblent dépasser par les événements et ne pas la comprendre.
Pleins de gentillesse et de bons sentiments, eux veulent l’aider, accompagner sa réussite, et lui proposent même de l’héberger gratuitement. Cette main tendue, Alice la refuse catégoriquement. « Je loue une chambre, pas des parents », leur assène-t-elle d’ailleurs plus tard comme pour résumer le fond de sa pensée. C’est que la jeune femme est, avant toute chose, éprise de sa liberté et de son indépendance. Néo-féministe, elle rejette toute tentative de paternalisme ou de patronage, et porte la cause des femmes en étendard. Une attitude qui infuse auprès de Fanny. Interpellée, la quinquagénaire se remet en question et décide, un soir, d’accompagner Alice dans un bar. Entre deux verres de vin, le duo disserte sur l’attitude des hommes, déconstruit pré-supposés et préjugés, jusqu’à ce qu’un goujat vienne les aborder. Tandis qu’Alice le renvoie dans ses 22, tout en l’éparpillant façon puzzle, Fanny en profite pour leur fausser compagnie et aller aux toilettes, mais, à son retour, sa jeune amie a disparu. Morte d’inquiétude, elle se lance alors à sa recherche, sans soupçonner que cette quête accélèrera sa propre métamorphose.
Fruit d’une commande du directeur artistique de la O’Brother Company, Fabien Joubert, et du metteur en scène Rémy Barché, le texte de l’autrice québécoise Rébecca Déraspe se révèle caricatural à bien des égards. A commencer par son approche des deux figures féminines principales. Alors qu’à 50 ans passés, Fanny incarne, forcément, la mémère bourgeoise totalement dépassée et au train de vie ronronnant, Alice représente l’archétype de la jeune féministe d’aujourd’hui, forcément intransigeante, voire hargneuse, et même harpie, cochant toutes les cases du bingo progressiste : contre le couple comme « institution », le slut-shaming et le mansplaning, partisane de l’intersectionnalité et de la non-binarité. Surtout, la transition opérée par Fanny est beaucoup trop rapide pour être crédible. Après une simple déambulation dans les couloirs de l’université et une soirée avec des non-binaires, la quinquagénaire se transforme, en un claquement de doigts, en égérie du néo-féminisme, capable de faire la leçon à quiconque sur des concepts dont elle ne connaissait même pas le nom quelques jours plus tôt.
Dans ce processus au forceps, humour compris, ne reste que la louabilité de l’intention première – celle d’un dialogue, plutôt que d’une opposition, entre les générations qui en faisant des pas l’une vers l’autre ne cesse de se nourrir mutuellement –, mais aussi la relation entre Fanny et Dorian qui, mue par une tendresse indéfectible, génère quelques instants d’émotion. Malgré tout, la pièce s’abîme, à intervalles réguliers, dans un trop-plein de didactisme, et tout y est dicté, imposé, expliqué. Rémy Barché peine alors à s’y glisser, à esquisser une lecture, à apposer sa patte et ne peut se contenter que d’une mise en scène illustrative qui, si elle ne démérite pas totalement, notamment dans le rythme qu’elle imprime, ne peut que décevoir au regard de ses spectacles précédents. A l’avenant, Gisèle Torterolo et Elphège Kongombe sont comme prises au piège, obligées de forcer le trait pour endosser leurs habits respectifs de Fanny et d’Alice. Face à elles, Daniel Delabesse s’en sort sans aucun doute le mieux et campe un Dorian la main sur le coeur, fragile, mais prêt à tous les sacrifices pour préserver l’amour de sa femme, qui, on ne peut que l’espérer pour lui, sortira, un jour, de la caricature où elle s’est laissé enfermer.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Fanny
Texte Rébecca Déraspe (Ed. Tapuscrit / Théâtre Ouvert)
Mise en scène Rémy Barché
Avec Daniel Delabesse, Elphège Kongombe, Gisèle Torterolo, et les voix de Mélicia Baussan, Juliette Cahon, Adrien Caron, Romain Gillot, Julien Masson, Rose Millot et Nicolas Murena
Collaboratrice artistique Alix Fournier-Pittaluga
Scénographie Salma Bordes
Création son Antoine Reibre
Création vidéo Stéphane Bordonaro
Création lumières Florent Jacob
Stagiaires à la mise en scène Mélicia Baussan, Nicolas MurenaProduction O’Brother Company et Cie Moon Palace
Coproduction ACB – Scène nationale de Bar-le-Duc, La Comédie – CDN de Reims, Théâtre Ouvert, Le Carreau – Scène nationale de Forbach
Avec l’aide à la création et à la diffusion de la DRAC, de la Région Grand Est, le soutien de la Ville de Reims et du département de la Marne
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre NationalCe texte est lauréat de l’Aide à la création de textes dramatiques ARTCENA. Commande à Rébecca Déraspe pour Gisèle Torterolo sur une idée originale de Fabien Joubert et Rémy Barché. Gisèle Torterolo est membre du collectif O’Brother Company. Fabien Joubert en est le directeur artistique. La O’Brother Company est conventionnée par la DRAC Grand Est et en résidence à la Comédie de Reims.
Durée : 2h20
Théâtre Ouvert, Paris
du 11 au 23 janvier 2022ACB – Scène nationale de Bar-le-Duc
le 27 janvierLe Carreau – Scène nationale de Forbach et de l’Est mosellan
les 3 et 4 février
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