Au Théâtre des Quartiers d’Ivry qu’il dirige, l’auteur et metteur en scène livre un monologue en forme de parcours initiatique qui, à force de jouer la carte de l’onirisme, et malgré la performance de Radouan Leflahi, tend à s’y enfermer.
Habitué, ces dernières années, aux distributions plutôt larges et aux pièces régulièrement en prise avec les questions d’identité et de société, Nasser Djemaï a, semble-t-il, voulu faire un pas de côté, ou plutôt s’essayer à un retour aux sources. Avec Kolizion, sa seconde création, après Les Gardiennes, en tant que directeur du Théâtre des Quartiers d’Ivry, l’auteur et metteur en scène revient à un dispositif plus modeste, à cette forme monologuée qui lui avait particulièrement réussi lors de son tout premier spectacle, Une étoile pour Noël, où il occupait seul le plateau pour livrer un conte inspiré de sa propre histoire. Près de vingt ans après, l’artiste retente le coup et paraît vouloir briser le système théâtral que, pièce après pièce – Invisibles, Vertiges, Héritiers –, il avait patiemment bâti et exploité en profondeur, jusqu’à prendre le risque d’épuiser son filon dramaturgique. Pour l’occasion, Nasser Djemaï ne remonte pas lui-même sur scène, mais en confie les clefs à Radouan Leflahi – en alternance avec Adil Mekki pour certaines dates de la tournée – qui, armé de son talent, doit, à son tour, endosser les habits du conteur.
Sur le petit plateau du Lanterneau, Mehdi, alias Kolizion, devient le porteur du récit de sa vie. Petit dernier d’une fratrie de sept frères, il apparaît comme un accidenté de l’existence, constamment au bord d’un gouffre qui, sans jamais l’engloutir, ne cesse de l’influencer. Issu d’un milieu très populaire, il suit, dès sa plus tendre enfance, une voie personnelle, mais violemment escarpée : à l’âge de six mois, il est envoyé deux semaines en réanimation par son grand frère Farid qui, excédé par ses pleurs, l’éjecte de son berceau ; à cinq ans, son envie de découvrir le monde alentour le conduit, à son corps défendant, à faire sa première « fugue » ; à neuf ans, alors qu’il s’ennuie ferme, il décide de mettre le feu à une fourmilière, avant de se transformer lui-même en torche vivante et de revenir, pour de très longs mois, à l’hôpital. Pour le jeune homme, ces embardées constituent autant de faits marquants qui forgent sa personnalité et, loin de le compromettre, posent les fondations de son avenir. Contrairement à ses frères, Mehdi se révèle un élève brillant à l’école. De ses premiers pas au collège jusqu’à son arrivée en prépa scientifique, en passant par le lycée où il approfondit son compagnonnage avec ces figures littéraires qu’un infirmier avait placées sur son chemin, il trace sa route qui, peu à peu, l’extrait de son milieu d’origine et fait de lui un homme à qui, socialement, tout réussit, mais en qui sommeille une part beaucoup plus sombre.
Ce récit aux allures de parcours initiatique, Radouan Leflahi en porte seul, et avec brio, la responsabilité. Découvert chez David Bobée où, après ses débuts dans Roméo et Juliette et Lucrèce Borgia, il a occupé le devant de la scène dans Peer Gynt et Dom Juan, le comédien fait montre de tout son talent. D’une aisance qui n’a d’égale que l’intensité de sa présence, il donne, sans jamais ciller, corps et relief au personnage de Mehdi. De ce jeune homme en clair-obscur, il épouse les pleins et les déliés, suit les variations et les tourments intimes, en veillant à ne pas tordre cette colonne vertébrale qui le fait tenir droit et debout et à conserver un cap et une cohérence dramaturgique. Sous la direction précise de Nasser Djemaï, il se montre capable d’activer les différents éléments de la scénographie terrienne et féérique conçue par Emmanuel Clolus, d’ouvrir les portes d’une fête foraine, de s’adonner à un drôle de face-à-face avec un George Clooney sur papier glacé, ou de ménager une place à part à ces bougies, comme autant de membres de sa si chère famille, à qui il réserve ses premier et dernier gestes.
Las, cette interprétation entre force tranquille et sensibilité pudique ne suffit pas à gommer les faiblesses de la partition composée par Nasser Djemaï. Beaucoup trop linéaire dans sa construction et souvent bavarde, elle multiplie les pistes dramaturgiques – le rapport à la maladie et à la réussite, le dilemme familial par rapport au milieu d’origine… – sans jamais en explorer aucune. Pour trouver la singularité qu’il ne parvient pas à dénicher dans ce déroulé un peu trop banal, malgré les nombreuses péripéties dont il est émaillé, l’auteur développe une atmosphère onirique, capable d’enrober, et de soutenir, pense-t-il sans doute, cette trajectoire de vie. Malheureusement, le récit ne tarde pas à s’y complaire, jusqu’à s’y enfermer à double tour et à devenir de moins en moins pertinent, et accessible. Lesté par une langue particulièrement lourde, nourrie par un surplus de lyrisme qui la fait déborder de métaphores jusqu’au trop-plein, il emprunte alors une direction de plus en plus mièvre, et maladroitement existentielle, comme si, à force de regarder en direction des étoiles, Nasser Djemaï s’y était égaré.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Kolizion
Texte et mise en scène Nasser Djemaï
Avec Radouan Leflahi, en alternance avec Adil Mekki
Dramaturgie Marilyn Mattei
Assistanat à la mise en scène Rachid Zanouda
Scénographie Emmanuel Clolus
Création lumière Vyara Stefanova
Création sonore Frédéric Minière
Création costumes Alma Bousquet, assistée d’Amélie Hagnerel
Régie générale et régie plateau Lellia ChimentoProduction Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne
Coproduction Les Passerelles, scène de Paris-Vallée de la Marne – Pontault-Combault ; Théâtre de Corbeil-Essonnes – Grand Paris Sud ; Les Théâtres de la Ville de LuxembourgKolizion est publié aux Éditions Actes-Sud Papiers.
Durée : 1h40
Théâtre des Quartiers d’Ivry, CDN du Val-de-Marne
du 4 au 20 décembre 2024MC2 : Grenoble, Scène nationale
du 4 au 7 février 2025Les Passerelles, scène de Paris-Vallée de la Marne, Pontault-Combault
le 7 marsThéâtre Joliette, Scène conventionnée, Marseille
du 20 au 22 marsScène de Bayssan, Scène en Hérault, Béziers
du 25 au 30 marsThéâtre de Sartrouville et des Yvelines – CDN
les 3 et 4 avrilThéâtre de Nîmes, Scène conventionnée
du 9 au 11 avril
Superbe pièce…superbe décor…mélange de réalité et d’ imaginaire …
Bravo à l’ acteur qui nous emmène dans les étoiles…
Merci Nasser pour ce conte de Noël magistralement interprété