Au long de sa fresque Racine carrée du verbe être, le dramaturge et metteur en scène explore les multiples pistes de l’existence, fondées sur des choix à ce point cruciaux qu’ils matricent tout. Ou presque.
La vie ne tient parfois qu’au choix d’une ville. Le 22 août 1978, alors que la guerre civile ravage le Liban, le père de Wajdi Mouawad envoie son frère acheter des billets d’avion afin de mettre sa famille à l’abri. Deux options s’offrent au jeune homme, la France ou l’Italie, pour lesquelles la fratrie dispose des visas nécessaires. Le fils connaît l’affection de son père pour la botte, mais suit à la lettre la consigne donnée : choisir la première des deux destinations disponibles. À quelques dizaines de minutes près, il opte pour Paris, et non pour Rome. « Depuis lors, confie Wajdi Mouawad, la question me hante de savoir ce que je serais devenu si l’horaire avait avantagé l’Italie ». À travers son avatar littéraire, Talyani Waqar Malik, qui a presque la même date de naissance que lui, le dramaturge et metteur en scène se prend alors au jeu des si, et imagine les vies qui auraient pu s’ouvrir à lui si certains choix avaient abouti à des décisions différentes.
Dans sa nouvelle création Racine carrée du verbe être, le directeur de La Colline s’invente cinq doubles dont les existences se superposent et se déroulent en parallèle, selon le principe de la physique quantique qui veut que « une présence au point A ne soit possible que par sa présence simultanée au point B ». Se croisent le Talyani resté au Liban, dont le magasin de jeans a été dévasté par les explosions survenues le 4 août 2020 dans le port de Beyrouth ; le Talyani installé en Italie, neurochirurgien réputé, mais homme détestable, plus préoccupé par les jeunes prostituées qu’il malmène et que par la femme et les deux enfants qu’il a abandonnés ; le Talyani résidant au Québec, peintre reconnu, mais artiste torturé, confronté à la démence d’un père en fin de vie et à une famille qui vit difficilement son coming out ; le Talyani chauffeur de taxi en France qui, au hasard d’une course, fait la rencontre de Gilles Parent qui ne tarde pas à l’emmener sur un site écologiquement remarquable, mais menacé, où cinq Ginkgos – une espèce d’arbre millénaire – sont en passe d’être abattus pour permettre la construction d’un centre de loisirs ; et, enfin, le Talyani dans les couloirs de la mort d’une prison texane qui, à l’approche de son exécution imminente, voit sa soeur s’affairer pour obtenir un recours dont lui ne veut pas.
Ces vies concomitantes, Wajdi Mouawad les explore sur une semaine, du lundi au dimanche, du point A au point B, de l’enfance à la vieillesse qui, dans le prologue comme dans l’épilogue, se font face. Alors qu’il prenait le risque de nous perdre dans la découverte fragmentaire de ces existences, le metteur en scène réussit brillamment son pari. Porté par la scénographie modulable à souhait d’Emmanuel Clolus, qui navigue sans peine de Paris à Montréal, de Beyrouth à Livingston, en passant par Rome, la belle création vidéo de Stéphane Pougnand et les lumières soignées d’Eric Champoux, son travail dramaturgique, co-construit avec Stéphanie Jasmin, relève de l’orfèvrerie. Tout dans ce Racine carrée du verbe être respire la limpidité textuelle et la fluidité scénique, y compris le jeu des comédiens qui, de Madalina Constantin à Jérémie Galiana, de Norah Krief à Raphaël Weinstock, passe de rôle en rôle ou, à tout le moins, de vie en vie, avec, le plus souvent, une belle aisance. Malgré quelques longueurs, et certaines facilités dans la langue, cette odyssée de 6h30 – entractes compris – embarque amplement dans sa valse théâtrale, au moins jusqu’à l’issue de la deuxième partie. Dans sa manière de mettre toutes les vies sur le même plan scénique, la dernière se révèle plus filandreuse, et moins convaincante, tout comme les trois temps de la fin – vendredi, samedi, dimanche – qui paraissent un peu vite expédiés, et relâchés, et ne donnent pas à la pièce l’apothéose qu’elle mérite.
Pour autant, Wajdi Mouawad parvient à ouvrir grand les portes d’une démarche intellectuelle qui prenait a priori le risque du nombrilisme. Au gré de ces différentes ramifications, le dramaturge balaie, sans toujours, il est vrai, suffisamment les approfondir, une large partie des thèmes sociétaux du moment, de la préservation de l’environnement à la fin de vie, des violences faites aux femmes aux polémiques artistiques, de la peine de mort aux catastrophes dévastatrices. De sorte que tout un chacun peut, à un endroit ou à un autre, se sentir concerné. Surtout, il orchestre un jeu de résonances subtiles entre l’ensemble de ces existences, en forme de clin d’oeil – « la couleur verte » comme réponse joker à une question délicate –, mais aussi grâce à certaines permanences : l’entourage familial avec qui les relations sont plus ou moins distendues, le tropisme artistique qui s’exprime dans la peinture, la musique ou la création de vêtements, ou encore l’attachement au Liban, sa terre natale, qui, de près ou de loin, influe toujours sur son destin. Car, même si les vies parallèles de Wajdi/Talyani s’avèrent plus ou moins ratées, elles sont toutes matricées par ces fêlures d’enfance causées par la guerre du Liban, qui, au fil du temps, deviennent autant de failles matérialisées sous des formes variées : « Prends un enfant qui survit à la violence de la guerre. Il se reconstruira, il pourra même vivre une vie heureuse, avoir des enfants, un métier, mais jamais il ne s’en remettra. Jamais. (…) Elle est en lui. Elle est lui. Elle l’a plié et tout ce qu’il pense il le pense à travers elle. (…) Chaque fois que je ris c’est grâce à cette guerre, chaque fois que j’aime c’est grâce à cette guerre. Comment croire qu’on puisse encore avoir un coeur quand tout ce qui est merveilleux on le doit à l’horreur ? ». Tout est dit.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Racine carrée du verbe être
Texte et mise en scène Wajdi Mouawad
Avec Madalina Constantin, Jade Fortineau, Jérémie Galiana, Julie Julien, Jérôme Kircher, Norah Krief, Maxime Le Gac Olanié, Wajdi Mouawad, Richard Thériault, Raphael Weinstock et Maïté Bufala, Delphine Gilquin, Anna Sanchez, Merwane Tajouiti de la Jeune troupe de La Colline
Enfants en alternance Adam Boukhadda, Colin Jolivet, Meaulnes Lacoste, Théodore Levesque, Balthazar Mas-Baglione, Ulysse Mouawad, Adrien Raynal, Noham Touhtouh
Voix Juliette Bayi, Maïté Bufala, Julien Gaillard, Jacky Ido, Valérie Nègre
Assistanat à la mise en scène Cyril Anrep, Valérie Nègre
Dramaturgie Stéphanie Jasmin
Dramaturgie 1ère partie des répétitions Charlotte Farcet
Scénographie Emmanuel Clolus
Lumières Éric Champoux
Costumes Emmanuelle Thomas assistée de Léa Delmas
Conception vidéo Stéphane Pougnand
Régie vidéo en création Igor Minosa, Jérémy Secco
Dessins Wajdi Mouawad, Jérémy Secco
Musique originale Paweł Mykietyn
Conception sonore Michel Maurer assisté de Sylvère Caton et Julien Lafosse
Maquillages et coiffures Cécile Kretschmar
Couture Anne-Emmanuelle Pradier
Interprète polonais Maciek Krysz
Suivi du texte et accompagnement des enfants Achille di Zazzo
Répétiteur français Barney Cohen
Professeur de trompette Roman Didier avec la participation en répétitions de Yuriy Zavalnyouk, et en 1ère partie de répétitions de Ralph Amoussou et Lubna Azabal
Stagiaires en scénographie Aline Boubée de Gramont et Fantine Guyot
Stagiaires à l’assistanat à la mise en scène Juliette Bayi et Büke ErkoçProduction La Colline – théâtre national
Avec le généreux soutien d’Aline Foriel-DestezetDurée de l’intégrale : 6h30 (entractes compris)
Vu en octobre 2022 à La Colline, Paris
La Colline, Paris
du 20 septembre au 22 décembre 2024
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