Avec sa dernière création hybride, à mi-chemin entre le ballet, le battle de hip-hop et la séance de cinéma, la chorégraphe dépasse les doutes d’un public sceptique quant à la déambulation et entraîne les spectateurs dans son œuvre aussi puissante qu’exaltante. Reportage au coeur des ruelles de la Cité des Papes.
« Le groove c’est l’instinct artistique du danseur, son ressenti. Quand il écoute la musique, c’est tout son corps qui exulte. » Et si, du haut de ses 14 ans, Mona était parvenue à résumer l’exaltation et la fureur de danser qui se sont emparées du public à la première de G.R.O.O.V.E. ? Mona et son amie Sara se sont laissées aller au « groove » et ont envahi la scène de l’Opéra Grand Avignon pour une danse collective et jubilatoire à la fin du spectacle, aux côtés de la grande majorité de la salle. Encouragé par les danseurs magnétiques à l’énergie communicative, le public, divisé en trois groupes pendant une partie du spectacle, s’est laissé gagner par la joie d’être ensemble et le bonheur de la danse. Après deux heures de déambulation dans les rues et dans l’Opéra, le final de G.R.O.O.V.E., la danse du Grand Calumet de la Paix, extraite des Indes Galantes (2019), laisse sans voix les spectateurs, qui peinent à reprendre leur souffle tant le dernier tableau a fait l’effet d’un cri du cœur commun, en communion.
Il semblerait que le public soit venu pour ça. Pour retrouver l’étourdissement que provoque ce puissant battle, entre krump et hip-hop. Avant même le début du spectacle, Les Indes Galantes était sur toutes les lèvres. Le succès éclatant de cet opéra-ballet, mis en scène par Clément Cogitore à l’Opéra de Paris, a propulsé Bintou Dembélé et sa compagnie Rualité, qui fête avec G.R.O.O.V.E. ses 20 ans, sur le devant de la scène. Celle qu’on considère comme la pionnière de la danse hip-hop en France revendique plutôt un héritage des « danses marronnes », transmises par ceux qui ont fui l’esclavage. Danser pour se réapproprier les récits et les corps. L’artiste polymorphe façonne dans chacune de ses chorégraphies une pensée politique liée à la colonisation.
Point de départ du 77e Festival d’Avignon, la proposition de Bintou Dembélé était très attendue. Un couple de retraités trépigne avant l’ouverture des portes : « J’ai vu deux fois son dernier spectacle, je trouve que c’est une chorégraphe géniale. J’adore la street dance, même si on ne dirait pas car je ne suis pas le public visé », explique la femme. Ils seront parmi les premiers à rejoindre les danseurs pour le bouquet final. Trois amies, à la retraite elles aussi, ont pris leur place pour voir le nouveau spectacle de Bintou Dembélé, « après avoir adoré Les Indes Galantes ». Elles n’ont pas voulu se renseigner en amont, elles font « totalement confiance à la chorégraphe. » Elles savent qu’elle « saura les surprendre… dans le bon sens du terme ».
Plus que la surprise, c’est une véritable perte de repères qu’a proposé Bintou Dembelé avec G.R.O.O.V.E. C’est d’abord l’aspect déambulatoire qui a perturbé le public. Habitué au dispositif plus traditionnel scène-gradin, il n’avait pas l’habitude de devoir se déplacer pour regarder la représentation. Deux spectatrices s’inquiètent aussi de la chaleur : « À Avignon, en plein juillet, c’est difficilement supportable ». D’autres s’inquiètent du point de vue pratique : « Le principe est sympa mais se pose une question de rationalité. Comment faire bouger autant de personnes sans heurts ? » Pendant le parcours, quelques esprits malins s’amusent de devoir suivre un ruban de couleur pour rester avec son groupe. On entend ici et là des comparaisons amusées avec des groupes de touristes à l’aéroport, quand d’autres sont plus acerbes : « C’est laborieux. Est-ce vraiment le bon espace pour une déambulation ? », s’interrogent plusieurs femmes. Mais très vite, les grognements de certains laissent place au ravissement et à l’émotion. Le public a été unanime sur un tableau en particulier : le solo de Bintou Dembélé déployé sur la place devant le Palais des Papes. Ceux tombés par hasard sur la performance au gré de leur propre flânerie avignonnaise, comme cette jeune étudiante qui s’émerveille devant le lieu : « On a presque l’impression que cette place devant le Palais des papes, pas loin de l’Opéra, est faite pour la danse, c’est presque un plateau », constate-t-elle. Mais aussi les plus aguerris à l’instar de cette jeune étudiante en danse qui déplore qu’on ne fasse « pas assez de spectacle en plein air ». Pour elle, « quand on va voir de la danse assis sur un siège, on a qu’une envie c’est de se lever et de danser avec eux. Je me dis que déambuler, ça peut être un moyen terme entre ce désir de bouger avec les danseurs et le plaisir de les regarder et d’apprécier leur travail. »
Les moments de grâce et d’étonnement se succèdent pendant ces trois heures de représentation, pour le plus grand bonheur d’un public en grande partie enthousiaste. La jeune spécialiste de la danse constate : « La pesanteur et la solennité de certains tableaux sont contrebalancés par des effets de surprise. » Derrière la perte de repères que provoque ce spectacle, à la forme hybride, entre ballet, chant, musique et cinéma, se cache un message politique fort, que n’ont pas manqué de remarquer les spectateurs. À la sortie, les langues se délient et le public confronte les points de vue : une étudiante en théâtre apprécie le « jeu avec les codes du ballet, qui est traditionnellement un truc hyper blanc et codifié, où les personnes noires ont beaucoup de mal à se faire une place… ». Pour une autre, danser du hip-hop sur de la musique baroque est un moyen de montrer « à certaines personnes rétrogrades, inquiets que les jeunes aient perdu le lien avec la culture, qu’ils ont tort. La jeunesse est capable de danser sur du Rameau et peut-être en savent-ils plus qu’eux sur la musique baroque. » On retrouve les jeunes Sara et Mona, émerveillées : « Ce n’était pas de l’opéra ce qu’on vient de voir. L’opéra, on nous a toujours dit que ça ne pouvait être qu’un seul art : la musique classique. Alors qu’on a vu beaucoup de choses ce soir, par exemple du hip-hop. On peut mélanger l’art moderne et l’art ancien. Ce spectacle brise les codes et la chorégraphe a montré qu’on pouvait casser les préjugés. » D’abord conquises par le groove, il semblerait que Sara et Mona aient surtout trouvé dans le spectacle G.R.O.O.V.E. un écho et une résonance à leurs propres questionnements.
Chloé Bergeret – www.sceneweb.fr
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