Elles ne sont pas devenues célèbres mais elles ont marqué leur époque et les générations d’après, une bonne raison pour les immortaliser dans un spectacle musical qui rend grâce à leur jeunesse, leur énergie, leur révolte et leurs rêves. Les Slits, premier groupe punk féminin londonien, sont au cœur de la nouvelle création de Justine Heynemann. En co-écriture avec Rachel Arditi, la metteuse en scène s’empare de cette histoire vraie pour la transformer en épopée roborative montée sur ressorts.
1976. Angleterre. Quatre jeunes filles dans la fleur de l’âge. Quatre ados en crise dans un contexte économique et social qui l’est tout autant. Rebelles, fougueuses, en rupture avec leur famille, gonflées de rage, brûlantes d’embrasser leur liberté, de crier leur envie d’exister. Leur idole commune ? Patti Smith, grande prêtresse d’un rock poétique et dissident. Elles ne se connaissent pas encore, elles ne savent pas alors qu’elles formeront le premier groupe de punk féminin londonien de toute l’Histoire de la musique, les Slits, et qu’il s’éteindra quatre ans plus tard. Une étoile filante dans le brouillard britannique. PUNK.E.S ou comment nous ne sommes pas devenues célèbres commence ici, au tout début, juste avant l’étincelle. Dans les faubourgs de Londres, des adolescentes traînent sur les trottoirs gris leur dégaine de chat de gouttière et leur mal de vivre, leur envie d’en découdre avec le monde et leurs rêves plus grands que Big Ben. Mais par quel bout s’y prendre pour se faire entendre ? Leur rencontre fortuite, leur culot tapageur, leur flamme, leur furieux goût du rock indé, donne naissance à leur groupe. Presque sans préméditation, dans le présent de leurs élans, ces quatre nanas encore enfants et déjà grandes en même temps, font alliance par la musique. Le résultat est un concentré d’énergie dévergondée, de batterie féroce, de guitare électrique sans filet, de chant débridé.
Après avoir adapté dans un succès retentissant deux romans jeunesse de Clémentine Beauvais (Les Petites Reines et Songe à la douceur), Justine Heynemann réitère sa collaboration fructueuse avec Rachel Arditi, sa complice d’écriture et de jeu. À quatre mains, en s’inspirant du livre de Viv Albertine, De fringues, de musique et de mecs, elles inventent les dessous du parcours de ce groupe comète dans un mélange d’humour, d’impertinence joyeuse et de mélancolie embrumée. Au plateau, six interprètes musicien.nes prennent en charge la musique en live ainsi que tous les personnages, à commencer par les quatre filles délurées aux surnoms cocasses : Viv Albertine (Camille Timmerman), Ari Up (Charlotte Avias), Palmolive (Salomé Dienis Meulien) et Tessa Pollit (Kim Verschueren). Quant à Rachel Arditi, elle emporte une fois de plus la mise en campant une mémorable Nora Forster, la mère d’Ari Up, ainsi qu’un manager hilarant entre autres apparitions détonantes. Dans un décor d’échafaudages industriels, c’est toute une époque qui ressuscite au plateau, celle des Clashs et des Sex Pistols, des Stooges et du Velvet Underground. On y croise d’ailleurs un Sid Vicious qui “n’a pas la lumière à tous les étages”, zozotant et transportant son rat en néons, figure à la fois pathétique et drolatique interprétée avec éclat par James Borniche. Et l’on reconnaît là avec joie la patte incomparable de Justine Heynemann et Rachel Arditi, leur écriture espiègle et délurée, malicieuse autant que profonde, cette façon de faire vivre des détails, de créer des personnages attachants, des situations expressives, des scènes qui vous scotchent d’émotion. Cette façon de nous faire basculer du rire au frisson.
Dans cette explosion de corps, de musique et de couleurs, on retrouve aussi le goût de la metteuse en scène pour l’enchantement et la fable, les confettis qui emportent le réel du côté de la fiction, cette envie de grandir la vie, de rendre grâce à ses intensités phénoménales. De l’histoire de ces quatre filles coiffées avec un pétard, qui se cognent à la vie, au machisme et aux abus, de ces quatre jeunes femmes puissantes et fragiles à la fois, ces aventurières qui n’ont pas eu froid aux yeux et ont réussi à conserver d’arrache pied le contrôle total de leur image auprès de leur maison de disque, Justine Heynemann et Rachel Arditi en tirent une épopée scénique réjouissante et galvanisante qui reconnecte avec la faculté d’agir coûte que coûte quand le désir est là, d’essayer plutôt que de rester dans son coin, quitte à se planter, suivre ses instincts, ses convictions, ses motivations, ne pas abandonner. Et plutôt que de se contenter de croire à sa bonne étoile entre les quatre murs de sa chambre, mettre la main à la pâte, ensemble, comme on monte au front, sans se retourner, pour ne pas laisser la peur vous faire un croche-patte.
Les Slits ont eu le mérite de s’emparer d’instruments de musique jusque-là réservés aux hommes, sans même savoir si elles sauraient en jouer. Elles ont fait avec ce qu’elles avaient, elles ont fait comme elles ont pu. C’est là toute leur candeur et leur grandeur. Elles ont ouvert la voie à Madonna, Tina Turner, Lady Gaga. Justine Heynemann et Rachel Arditi en ont fait des personnages de théâtre, pleins de panache et d’exubérance. Mention spéciale aux merveilleux costumes dans le ton signés Camille Aït-Allouache et aux perruques au poil de Julie Poulain qui donnent tout son cachet à l’esthétique punky de ce spectacle aussi punchy qu’un concert de rock dans une salle obscure et enfumée.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
PUNK.E.S ou comment nous ne sommes pas devenues célèbres
De Rachel Arditi et Justine HeynemannMise en scène : Justine Heynemann
Avec Rachel Arditi, Charlotte Avias, James Borniche, Salomé Dienis Meulien, Camille Timmerman et Kim Verschueren
Scénographie : Marie Hervé
Composition et arrangements musicaux : Julien Carton
Lumières : Héléna Castelli
Régie son : Soizic Tietto
Régie générale : Fouad Souaker
Chorégraphe : Alexandra Trovato
Costumes : Camille Aït-Allouache
Perruques & Maquillage : Julie Poulain
Assistantes à la mise en scène : Stéphanie Froeliger et Marine Torre
Production : Soy Création & ZD Productions
Co-production : Théâtre de Saint-Maur, Scène Europe de Saint Quentin, Espace des Arts – Scène nationale de Chalon-sur-Saône
Diffusion : ZD ProductionsDurée : 1h30
Du 14 janvier au 30 mars 2025
La SCALA Paris
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