En s’emparant du langage des collégiens auxquels son nouveau spectacle s’adresse, Maud Lefebvre se joue des clichés sur l’adolescence, et construit avec une grande habileté un récit qui ne craint pas de remettre l’amour au centre du jeu.
Tout commence par un retour arrière, un « Rewind Fast Forward » comme il est écrit dans le dossier de création. Et l’anglicisme n’est pas anodin tant Projet Nanashi est empreint de culture anglo-saxonne et américaine. Sur le plateau – ou dans les salles de classe pour lesquelles le spectacle est prioritairement destiné –, un personnage adolescent tente d’en secourir un autre mal en point. Fin de l’histoire. Il faut tout reprendre à zéro pour comprendre l’enchainement des faits qui a mené à cette violence dans un no man’s land. Nanashi est attablé avec sa famille, soit seulement son père. Sa mère, qui lui a légué ce prénom japonais, qui signifie « qui n’a pas de nom », a mystérieusement disparu. Au collège, où se passe la majeure partie de l’action, le jeune homme rencontre Rahat et Sony – donner le nom d’une marque, ça se fait, la preuve : son frère, que l’on ne verra pas, s’appelle Samsung.
À la base de ce travail, Maud Lefebvre a contacté une professeure de collège qui a distribué un questionnaire à ses élèves pour connaître leurs hobbies, la musique qu’ils et elles écoutent, les expressions qu’ils et elles emploient. Ce trio d’acteurs et d’actrices – ils sont cinq au total, car il y a une double distribution –, sortis l’été dernier de l’École de la Comédie de Saint-Étienne où la metteuse en scène a aussi été formée, s’empare de cette matière transformée en épopée, loin du patchwork démago que l’on pouvait craindre. Maud Lefebvre en fait simplement du théâtre, sans effets spéciaux, avec des tréteaux, et un rythme cinématographique quasiment digne d’un clip tant il est rapide. On connaît sa dextérité à enchainer les séquences au plateau depuis l’enchantement qu’a été Cannibale – toujours en tournée, huit années après sa création. Ça fuse. En 1h10, il est question de la routine quotidienne d’un ado, de sa relation aux adultes et à l’autorité – profs, parents… –, des différences sociales – qui a accès à quoi en fonction de ses moyens : manger à la cantine faute de mieux ou s’offrir un sandwich ; se saper en marques ou pas… –, des écarts culturels, de la solitude, de la question du genre – oui, deux garçons se plaisent, mais, comme dans Cannibale, il est affaire d’amour plus que d’homosexualité. Et puis, il est question de langue.
C’est cela que Maud Lefebvre apporte de neuf sur la scène où trônent juste un meuble, une grande table, quelques chaises d’écoliers et un porte-manteau. Entre deux lectures en cours de français de la correspondance d’Alfred de Musset et George Sand et la séance de physique-chimie un peu alambiquée à propos d’un savoir sur une potion magique, les ados parlent de leur copine Sophia comme d’une « BDH » (une femme qui cherche à séduire les hommes), profèrent des insultes à tour de bras, ont un vocabulaire parfois vulgaire, rappelant le Pinocchio de Joël Pommerat, et fustigent leurs parents qui leur piquent leurs mots, croyant entrer en connivence avec eux, quand ils ne leur reprochent pas leur langage grossier pour mieux se défiler sur l’essentiel – la filiation, leurs inquiétudes existentielles, leur santé.
Habilement interactive avec le public – quand le personnage du prof demande le silence à Nanashi, Rahat et leur copain perché Sony, il s’adresse aussi au public qui pourtant se tient extrêmement bien, happé par le récit –, cette création, pensée comme une série avec cliffhangers et mouvements ralentis, est également une bande-son puissante, composée notamment de l’ouverture opératique de l’acte II du Satyagraha de Philip Glass (Confrontation and Rescue), des musiques de Fight Club, du Dracula de Coppola, de Billie Eilish ou de la série Stranger Things. C’est cet assemblage qui donne une épaisseur à ces ados interprétés avec une vraie rigueur dans les gestes – la jambe de l’un qui tremble d’anxiété sous la table ; la timidité du premier baiser, puis la désinhibition du deuxième.
Maud Lefebvre a décidément tout d’une conteuse. Ce spectacle-là n’est à cet égard pas très éloigné du seul qu’elle avait jusque-là dédié au jeune public, Maja (2018), du nom d’un loup qui semble, ici aussi, rôder et mener la vie dure à ces mômes. La morale est cependant un peu étrange – « Parfois on a plus de choix que ce qu’on pense » –, tant elle évacue la responsabilité sociétale liée à la possibilité d’émancipation offerte, en principe, à tous les enfants de la République, mais l’enjeu est celui de la fiction plus que du réel, donc de l’imagination dont il faut faire preuve pour tordre un chemin tout tracé en fonction de ses origines sociales. Et Maud Lefebvre d’enfoncer le clou sur l’expression de l’amour comme horizon fondamental. Puisque « c’est important les mots, dit Sony qui s’exprime dans un vocabulaire soutenu. Pourquoi laisser ça aux autres ? ».
Nadja Pobel – www.sceneweb.fr
Projet Nanashi
Conception, écriture, mise en scène Maud Lefebvre
Avec Ludovic Bou en alternance avec Lucas Bustos Topage, Raphaël Deshogues, Lara Raymond en alternance avec Elise Lefauconnier
Voix off Ludovic Bou
Création lumière Anthony Lampin
Costumes Stéphanie Pitiot
Régie son Mathieu Vallet
Régisseur principal Raphaël Bertholin
Régie générale, adjoint au régisseur principal Gaëtan Wirsum
Régie lumière Théo Gagnon
Régie plateau Jean-Yves Petit et Thibault VillaltaProduction déléguée Théâtre Nouvelle Génération – CDN de Lyon
Avec le soutien de L’École de la Comédie de Saint-Étienne / DIESE # Auvergne-Rhône-AlpesDurée : 1h10
Dès 13 ansThéâtre Nouvelle Génération / Ateliers Presqu’île, CDN de Lyon
du 26 au 30 novembre 2024Cité scolaire Elie Vignal, Caluire et Cuire, dans le cadre du TNG-Hors-les-murs
le 13 février 2025
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