En tandem avec le compositeur Franck Moka, le chorégraphe et danseur Faustin Linyekula livre un geste artistique et politique puissant, où l’alliance de la musique, de la danse et des figures féminines permet de renouer avec l’espoir du changement.
Que vous reste-t-il quand tout n’est plus que ruines, quand, depuis près de trente ans, votre pays passe de guerre en guerre, de conflit armé en conflit armé, avec leur lot de pillages, de massacres, d’exécutions sommaires et de viols systématiques, qui déciment à petit feu une population entière ? Là où d’aucuns auraient (légitimement) baissé les bras, Faustin Linyekula, qui vit et travaille à Kisangani, en République démocratique du Congo (RDC), répond, au contraire, par une révolte artistique bravache, et contagieuse, qui permet de rouvrir la voie de l’espoir, d’entrevoir la possibilité d’une réinvention. À son pays, le chorégraphe et danseur revient toujours, d’une façon ou d’une autre, tantôt en orchestrant une nuit de fête à Kinshasa (More more more… future), tantôt en redonnant vie au Ballet National du Zaïre (Histoire(s) du théâtre II), tantôt encore en explorant, à travers les mots d’Éric Vuillard, les ravages de la période coloniale qu’il avait longtemps laissée de côté (Congo). Cette fois, Faustin Linyekula a fouillé dans les maux et les décombres du présent, ceux causés par les affrontements, largement sous-médiatisés, qui minent et enserrent le territoire : à l’Est, avec les offensives régulières du groupe armé M23, soutenu par le Rwanda voisin ; et désormais à l’Ouest, avec les attaques entre les communautés téké et yaka, menées par des milices populaires qui n’hésitent pas à s’en prendre aux civils. Face à ces exactions meurtrières – depuis 1998, on estime que six millions de personnes seraient mortes en RDC, victimes de la violence, de la faim ou de conditions de vie rendues impossibles –, le pouvoir brille par sa faiblesse. Un état de délabrement avancé que Faustin Linyekula expose d’entrée de jeu, alors que rien n’a encore véritablement commencé, en projetant sur un drap blanc qui lui sert d’écran une photo de la villa Mobutu en lambeaux.
S’ensuit la projection d’un court film, que le chorégraphe a co-réalisé avec l’un de ses amis de longue date, l’auteur et compositeur de Profanations, Franck Moka, qui lui sert de partenaire sur ce projet. Après avoir dévisagé, en gros plan, une galerie d’hommes en costumes, venus, suppose-t-on, autant du milieu des affaires que du monde politique, la caméra prend du champ et dévoile une tablée, façon Cène, où les convives se goinfrent à qui mieux mieux, comme s’ils dévoraient le reste des richesses de leur pays, avec une boulimie prédatrice et décomplexée qui donne à ce repas festif des airs pré-apocalyptiques. Les plats, comme le vin, leur sont servis par une femme, qui ne tarde pas à être soumise à un gavage en règle, pour mieux prendre possession d’elle et faire, en creux, l’étalage de leur pouvoir cruel. Pendant ce temps, à cour, une autre femme patiente dans l’encadrement d’une porte, puis se met peu à peu en mouvement. Visage fermé, air déterminé, elle esquisse quelques gestes, affirmés, mais à l’étroit, comme s’ils étaient eux-mêmes pris en étau. C’est alors que la musique, jusqu’ici en sourdine, entre dans la danse. Interprétée en live par Pati Basima à la basse, Roger Mambembe à la guitare, Huguette Tolinga aux percussions et Franck Moka à la console de mixage, elle associe le rythme endiablé, et reconnaissable entre mille, de la musique populaire congolaise avec des éléments de musique électronique. L’ensemble est détonnant et suffisamment puissant pour activer pleinement le corps de la danseuse Inès Mangominja, qui paraît se libérer de ses chaînes.
Conscients, comme ils le soulignent de concert dans la bible du spectacle, que « la musique populaire congolaise est devenue l’une des dernières choses qui marchent encore au Congo » et qu’elle constitue « l’un des derniers espaces où l’on trouve encore la possibilité de rêver », Franck Moka et Faustin Linyekula l’utilisent comme une source, a priori intarissable, pour donner de la force à celle qui s’impose comme fer de lance de la révolte. Bientôt, elle arrache le drap blanc pour mieux mettre fin à l’écoeurant repas des hommes de pouvoir voraces et se lance dans une danse possédée, parfois proche de la transe, qui paraît pouvoir déplacer des montagnes ou, à tout le moins, traduire l’envie de reprendre le contrôle de sa destinée. Tandis que la musique nourrit le mouvement, et inversement, un axe structurant se met en place entre la danseuse Inès Mangominja et la percussionniste Huguette Tolinga, aussi impressionnantes de force, et de talent, l’une que l’autre. Cette alliance féminine n’a rien d’un hasard, tant elle apparaît comme un symbole de résistance face à des exactions qui, en premier lieu, cible le corps des femmes, régulièrement martyrisés, mutilés et violés. Surtout, elle semble faire tache d’huile et transmettre son élan vital et sa colère politique à ceux qui l’observent, à ces hommes, au plateau, qui ne tardent pas à être contaminés, mais aussi à ces personnes qui, au Congo, chantent et dansent pour perpétuer, et sauver, leurs traditions, comme le démontre un court fragment vidéo. Ayant refait communauté et retrouvé la vigueur du collectif – « Oui, je suis là, et je ne suis pas seul », éructent les interprètes gargarisés –, ces femmes et ces hommes peuvent alors jeter par-dessus bord leurs appels usuels aux cieux, et répudier ce Dieu sur lequel ils ont, en vain, trop longtemps compté pour les sauver. Comme une ultime profanation.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Profanations
Conception, direction musicale film et texte Franck Moka
Chorégraphie et mise en scène Faustin Linyekula
Avec Pati Basima (basse), Roger Mambembe (guitare), Inès Mangominja (danse et chant), Franck Moka (machines), Huguette Tolinga (percussions et chant)
Assistanat dramaturgie et mise en scène Pendeza Mulamba
Images additionelles Bercky Ntanama, Aaron Muthembwi dit ModogoProduction Studios Kabako
Coproduction Théâtre Vidy-Lausanne, Chaillot – Théâtre National de la Danse, MIXT – Terrain d’arts en Loire-Atlantique, Solstice – Pôle International de Production et de diffusion des Pays de la Loire, Festival d’Automne à Paris
Soutien Département des Arts et Sciences Humaines, New York University Abu DhabiInès Mangominja chante la chanson Umunezero de Cecile Kayirebwa.
Durée : 1h
Théâtre Vidy-Lausanne (Suisse)
du 25 septembre au 1er octobre 2025Chaillot – Théâtre National de la Danse, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 8 au 10 octobreLe Quai, CDN Angers Pays de la Loire
les 14 et 15 octobreThéâtre Graslin, Nantes, dans le cadre de la programmation de MIXT – Terrain d’arts en Loire-Atlantique
les 18 et 19 octobre



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