Au Théâtre national de Strasbourg, l’auteur et metteur en scène britannique Alexander Zeldin crée la version française de Beyond Caring, premier volet de sa trilogie Les Inégalités, et renoue avec l’hyper-réalisme social dans lequel il excelle.
Qu’il est beau ce geste d’Alexander Zeldin, celui de réinvestir la pièce qui, il y a plus de dix ans, l’a fait connaître, comme on retournerait dans une ancienne maison pour prendre des nouvelles de celles et ceux qui l’habitent encore. Créée en 2014 au Yard Theatre de Londres, Beyond Caring avait bien failli, en 2019, venir jusqu’à nous, au Théâtre de la Commune, où elle était programmée dans la foulée de LOVE, donnée quelques mois plus tôt au Théâtre de l’Odéon, à une époque où, en France, le nom de l’artiste britannique ne résonnait pas aussi largement qu’aujourd’hui. Las, la venue du spectacle avait finalement été annulée, et il avait fallu se satisfaire du second volet de la trilogie Les Inégalités sans avoir pu apprécier le premier. Après avoir clos ce cycle avec Faith, Hope and Charity, puis amorcé un premier tournant vers la langue française avec Une mort dans la famille, et eu les honneurs du Festival d’Avignon grâce à The Confessions, tout se passe comme si Alexander Zeldin avait voulu réparer cet impair et donner à voir non pas une simple reprise de Beyond Caring, mais bien une re-création en bonne et due forme, changement de distribution, traduction du texte et du titre originaux faisant foi. Avec Prendre soin, l’artiste se réapproprie son propre geste créateur, en forme d’acteur fondateur, avec le recul que le metteur en scène a désormais sur le travail de l’auteur, et renoue avec l’hyper-réalisme social qui lui réussit si bien – mieux, en tous cas, que la veine autobiographique qu’il s’était employé à creuser au long de ces deux derniers spectacles, sans toujours y parvenir.
Par le truchement d’un décor ultra-réaliste, où les spectatrices et les spectateurs sont pleinement inscrits grâce aux lumières restées allumées dans la salle, Alexander Zeldin nous projette au sein d’une usine à viande – où, un temps, il sera question de fabriquer des saucisses provençales –, et plus précisément au coeur de la salle de pause qui sert de point de chute aux employés. C’est là, dans cet espace impersonnel où tout brinquebale, où, sous des néons grésillants, une pauvre table et quelques chaises côtoient une capricieuse machine à café à deux euros – qui, en plus de ne pas rendre la monnaie, la vole parfois sans prévenir – et une étagère emplie de produits ménagers en tous genres, que Nassim accueille les nouvelles venues. L’ambiance n’est pas franchement à la prise de contact humain, mais plutôt à l’évaluation utilitariste. Contrairement à Philippe, qui travaille ici depuis deux ans, et à Mahir, qui se voit immédiatement rabroué faute de papiers, Susanne, Louisa et Esther sont envoyées par une agence d’intérim pour effectuer quelques heures de ménage de nuit pendant quatorze jours consécutifs. Une fois les formalités administratives accomplies, Nassim les met immédiatement à l’épreuve et, en guise de baptême du feu, leur colle entre les mains « la bête », une énorme machine à laver le sol qui en effraierait plus d’un. Si toutes ne sont pas également à l’aise aux commandes de l’engin, les trois intérimaires sont malgré tout retenues – comme si le petit chef n’avait pas d’autres solutions – et peuvent empoigner serpillère, sceau, sac poubelle, spray nettoyant et autres chiffons pour se mettre à oeuvrer. Malgré la dureté et l’ingratitude de la tâche, aucune n’a franchement le choix. Mère célibataire, femme seule ou malade privée d’allocations, leurs situations personnelles précaires ne leur permettent pas de regimber.
Au fil des jours qu’Alexander Zeldin fait défiler grâce à ces noirs intenses dont il a le secret, Susanne, Louisa et Esther découvrent un endroit qui, loin d’être un tremplin pour sortir magiquement de l’ornière, s’avère être une machine par laquelle, à la manière de la viande qu’elles vont être amenées à nettoyer, elles n’ont pas d’autres choix que de se faire broyer. Sous la houlette de Nassim, ce « manager » aux accents masculinistes qui, tel un chefaillon aux airs de ne pas y toucher, jouit du pouvoir qu’il détient pour mieux exercer sa domination, aucune discussion n’est possible, aucune marge de manoeuvre n’est envisageable, aucune excuse – même celle d’une polyarthrite rhumatoïde – n’est recevable, et le seul espace de liberté se résume à cette pause que toutes et tous chérissent comme le meilleur moment de leur « shift ». C’est que, durant ces quinze ou trente minutes – au choix –, Susanne, Louisa, Esther et Philippe ne sont plus que de la chair à canon, mais retrouvent un semblant d’individualité et d’humanité. Certes, et c’est là toute la beauté de la partition textuelle d’Alexander Zeldin, qui accumule les micro-détails pour esquisser, sans jamais appuyer, des caractères et des situations de vie, le repas se résume souvent à un café, à un paquet de chips ou de biscuits fourrés le plus discount possible, ou à un moment de lecture ; certes, l’obsession de l’argent, qui matrice tout, ne disparaît jamais vraiment, et, quand Esther explique qu’elle collectionne les bons de réduction et s’avère incollable sur les variations de prix, Susanne en profite pour voler des rouleaux de papier toilette aux WC ; certes, les soucis du quotidien remontent, parfois, à la surface et la fille de Louisa peut lui raccrocher au nez parce que sa mère vient de lui annoncer qu’elle ne pourrait pas se rendre à l’événement qui lui tenait à coeur le week-end suivant ; mais, ces inconnus vont par de tout petits gestes, par de tout petits mots, qui pourraient, pour certains, sembler anecdotiques, prendre soin les uns des autres, malgré la volonté de Nassim de briser toute constitution d’un collectif – qui pourrait venir menacer son pouvoir.
Et c’est grâce à l’apparition subreptice de ces lueurs d’espoir, dans une expérience, une musique, un repas ou un livre qu’on l’on met en partage, qu’Alexander Zeldin parvient à faire mouche et à émouvoir. Face à la grande entreprise de déshumanisation alimentée par la pauvreté et le travail, ces petits riens constituent autant d’actes de résistance d’une humanité qui ne peut s’empêcher de se manifester pour recréer ces liens que l’environnement immédiat invite à couper ou à laisser à l’état embryonnaire. Grâce à une direction d’actrices et d’acteurs aussi millimétrée que son texte, le metteur en scène britannique ne tombe jamais dans l’écueil du pathos – à l’inverse de certains films de Ken Loach auquel on peut aisément le comparer – ou du misérabilisme. Au contraire. Il appréhende avec une justesse rare la façon de communiquer, souvent discrète, parfois indécelable, voire contre-productive, d’individus brisés par les coups de Trafalgar de la vie, aux prises avec une précarité économique à ce point violente qu’elle s’est transformée en insécurité émotionnelle, et les conduit à douter de tout, à commencer par eux-mêmes, leurs faits, leurs gestes, leurs élans, leurs réactions. Cette traversée empreinte, tout à la fois, de dureté et de délicatesse, Alexander Zeldin n’aurait pas pu la mener à bon port sans le concours de son brillant quintette de comédiennes et de comédiens plus vrais que nature : Patrick d’Assumçao, Nabil Berrehil, Charline Paul, Lamya Regragui et Juliette Speck. Toutes et tous permettent à l’auteur et metteur en scène, près de douze ans après l’écriture de sa pièce, de retourner, le plus fidèlement possible, y voir de plus près et d’observer, sans doute avec une certaine tristesse, que la violence sociale qu’il décrit n’a fait qu’empirer. Si Alexander Zeldin en conclut qu’il n’est alors pas certain que « le point de vue utopiste soit utile et responsable au théâtre », il est possible de lui répondre que ses pièces, comme Prendre soin, restent quant à elles essentielles.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Prendre soin
Texte et mise en scène Alexander Zeldin
Avec Patrick d’Assumçao, Nabil Berrehil, Charline Paul, Lamya Regragui, Bilal Slimani, Juliette Speck
Collaboration à la mise en scène Kenza Berrada
Scénographie et costumes Natasha Jenkins
Assistanat aux costumes Gaïssiry Sall
Lumière Marc Williams
Son Josh Grigg
Assistanat au son Antoine Reibre
Mouvements Marcin Rudy
Coach vocal Hippolyte Broud
Coordination d’intimité Claire Chauchat
Régie générale Léo Garnier
Régie lumière Léo Garnier, Erwan Emeury
Régie son Victor Koeppel
Régie plateau Vincent Rousselle
Régie costumes Noémie Reymond
Réalisation du décor et des accessoires Ateliers du TnSProduction Compagnie A Zeldin
Coproduction Théâtre national de Strasbourg ; Fondazione Teatro Metastasio, Prato ; Théâtre des Célestins ; Le Volcan – Scène Nationale du Havre
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National
Avec le soutien de la Fondation Crédit Mutuel Alliance Fédérale pour les représentations surtitrées dans ta langueLa compagnie A Zeldin est conventionnée par le ministère de la Culture / Direction régionale des affaires culturelles Ile de France.
Durée : 1h30
Théâtre national de Strasbourg
du 7 au 17 octobre 2025Teatro Metastasio, Prato (Italie)
du 23 au 26 octobreTeatro Due, Parme (Italie)
les 30 et 31 octobreLe Volcan, Scène nationale du Havre
les 12 et 13 novembreCrossroads Festival, Prague (République Tchèque)
les 23 et 24 novembreDe Singel, Anvers (Belgique)
les 5 et 6 décembreThéâtre Populaire Romand, La Chaux-de-Fonds (Suisse)
les 11 et 12 décembreCulturgest, Lisbonne (Portugal)
du 26 au 28 février 2026Les Célestins, Théâtre de Lyon
du 18 au 22 marsThéâtre de la Ville – Les Abbesses, Paris, dans le cadre de Chantiers d’Europe
du 4 au 12 juin
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