Révélée par le Festival Impatience, dont sa première création Place est lauréate en 2018, l’auteure, comédienne et metteure en scène franco-irakienne Tamara Al Saadi questionne avec sa compagnie La Base les mécanismes d’intégration et d’assimilation. Sur scène et en dehors, notamment dans le cadre d’ateliers, elle fait du théâtre un espace de réflexion commune.
C’est sous la forme d’un personnage coupé en deux que nous rencontrons Tamara Al Saadi. Nous sommes en 2018 au festival Impatience, où elle présente la première création de sa compagnie La Base, Place, dont elle assume pleinement la nature autofictive. Comme Tamara, la jeune Yasmine, qui perd subitement l’usage de la lecture, a quitté l’Irak trop jeune pour en avoir des souvenirs. Nées quelques années après la guerre Iran-Irak, l’auteure et sa protagoniste sont en vacances en France lorsque la première guerre du Golfe éclate, en 1990. Elles se construisent « en attendant ».
« En attendant la paix, en attendant la fin de l’embargo, en attendant je ne sais plus trop quoi exactement », lit-on dans le dossier de la pièce qui, en remportant le Prix du Jury et des Lycéens du festival, emmène Tamara sur les routes. La manière délicate dont Place aborde l’exil, les questions de l’assimilation et du racisme ordinaire séduit de très nombreux programmateurs. Si bien que quatre ans après sa création, le spectacle tournait encore. La Covid s’en est mêlée, sans interrompre les recherches de La Base. Tamara enquête. En elle-même d’abord, et chez les autres.
Un « je » contre les amalgames
Dans Brûlé.e.s, présenté au 104 en février devant quelques professionnels, et dans Istiqlal en cours de création, Tamara poursuit son travail sur les notions d’intégration et d’assimilation, qui bien avant la création de sa compagnie en 2016 sont au cœur de son rapport au théâtre. « Si l’horreur, la crainte des amalgames et de la montée du terrorisme ressenties face aux attentats de Charlie Hebdo nous ont, la comédienne Mayya Sanbar et moi, incitées à créer La Base, ces questions me travaillent depuis très longtemps. Depuis au moins les émeutes des banlieues en 2005 », explique-t-elle. C’est d’ailleurs dans un quartier populaire que se situe Brûlé.e.s, dédiée « à la mémoire de toutes les victimes de violences policières d’ici et d’ailleurs ».
Comme elle le fait dans Place à travers Yasmine, dont elle met en scène l’isolement dans la cellule familiale et dans son environnement scolaire et ses efforts pour en sortir, Tamara passe dans cette pièce par l’intimité d’un personnage féminin pour approcher les phénomènes qui l’intéressent. Soit Minah, une ado qui se retrouve enfermée dans son collège après les cours avec « la bande d’Ilham », petit groupe de dealers qui la harcèle pour ses bonnes notes et son allure « bourge de ouf ». Si différente de tous les autres, cette Minah ressemble à Yasmine. Sans doute a-t-elle aussi des points communs avec la Leïla de Istiqlal, dont on ne sait pas encore grand-chose sinon qu’elle ne parle pas l’Arabe et qu’elle part en quête de ses racines.
« N’ayant pas grandi dans une banlieue populaire, mais dans un milieu plutôt aisé, c’est par l’autofiction que j’ai trouvé ma légitimité à parler de la stigmatisation des jeunes des banlieues dans Brûlé.e.s », dit Tamara. Autrement dit, Minah, c’est encore elle, ou presque. Un « presque » qui est de taille, car il porte la trace de toutes les personnes qu’a rencontrées Tamara pour écrire sa pièce. À commencer par des collégiens et lycéens, à qui elle a donné des ateliers comme elle le fait depuis la création de sa compagnie dans l’espoir de contribuer à « décrisper une situation très tendue pour la jeunesse, surtout pour sa part racisée. Avec le théâtre, en tant qu’artistes nous-mêmes racisées, Mayya et moi pensons pouvoir ouvrir des espaces de compréhension ».
La scène pour décoloniser les corps
C’est aussi dans ce but que Tamara Al Saadi voulait faire de Brûlé.e.s un lieu de dialogue étroit avec les jeunes spectateurs, grâce à un dispositif particulier hélas rendu impossible par les mesures sanitaires en vigueur. En attendant le retour à une situation meilleure, Tamara saura faire preuve de son art de l’adaptation qu’elle ne cesse de questionner, d’enrichir des nombreux entretiens qu’elle mène pour chacune de ses créations, ainsi que de ses nombreuses lectures. Formée au métier de comédienne à l’École du Jeu et en Arts et Politique à Sciences Po Paris sous la direction du sociologue Bruno Latour, l’auteure et metteure en scène n’a pas voulu choisir entre ses deux orientations. « Encore la preuve de mon entre-deux ! », plaisante-t-elle. Son processus de création s’en ressent, ses pièces aussi.
Nourries d’une recherche de terrain, les fictions et autofictions de Tamara activent par l’imaginaire et le jeu des concepts et des pensées qui la structurent en tant qu’individu. Parmi lesquels, la notion de violence symbolique développée par le sociologue Pierre Bourdieu, qui explique la perpétuation des rapports de domination. Cette idée sera au cœur d’Istiqlal, dont l’objectif est de « donner à voir les mécanismes de soumission invisibilisés par la normalité de notre quotidien, raconter les ravages d’un passé colonial dans l’imaginaire et les chairs ». Conçu à partir d’une importante bibliographie, d’archives et d’entretiens de l’artiste avec des femmes de sa famille et de nombreuses autres personnes originaires du Proche-Orient, ce spectacle en gestation est aussi imprégné par un autre domaine de recherche cher à Tamara : la décolonisation du corps féminin, telle que la pense notamment Françoise Vergès en France.
Cris et silences
Pour dire ses colères, pour les rendre partageables et créer à partir d’elles des espaces de réflexion commune, Tamara Al Saadi passe d’abord par le jeu. « La direction d’acteur est ce qui me plaît le plus dans mon travail. J’aime à créer des espaces entre les corps des comédiens, pour donner à entendre leurs silences, pour les faire éclater. Car il m’a toujours semblé qu’au théâtre, la vérité d’une situation apparaît entre les mots », confie-t-elle. Dans Place, ce silence est par exemple incarné par la figure du père, présente mais muette du début à la fin de la pièce. Dans Istiqlal, le silence est plutôt du côté de la lignée féminine : inspirée par sa grand-mère, peu loquace sur son mariage de force à l’âge de 16 ans, Tamara creuse les non-dits d’une famille proche de celle qui se déchire dans Place.
« À l’échelle de la microsociété qu’est la famille, on peut observer toutes les violences qu’il m’intéresse de traiter au théâtre », dit Tamara. Au centre des spectacles de Tamara, les histoires entre parents et enfants, entre sœurs et frères sont là pour « changer les perceptions dominantes, pour élargir les imaginaires ». Ce qui, écrivait Tamara sur Facebook le soir de notre entretien, se fait « dans l’air respiré partagé entre le public et les comédiens. Sans cet air commun, le théâtre ne peut advenir car sa fonction même réside en la visibilisation de ce dernier ».
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
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