Depuis une dizaine d’années, Raphaëlle Boitel développe à la tête de sa compagnie L’Oubliée un cirque très visuel, à la croisée des disciplines. À sa manière, loin des traditions, c’est toute une famille qu’elle mène de spectacle en spectacle. Une petite tribu issue d’horizons divers, unie dans l’exploration de l’Humain. En particulier de sa part féminine.
Après avoir dû renoncer à une tournée américaine avec L’Oublié(e), la deuxième création de sa compagnie du même nom, à la direction d’un opéra à Barcelone ou encore à la tournée de plusieurs des huit pièces de son répertoire, la metteuse en scène et chorégraphe Raphaëlle Boitel espère pouvoir assurer la réouverture du Théâtre du Rond-Point avec La Chute des anges. Créé en 2018, ce spectacle peuplé de créatures tombées du ciel ou d’on ne sait quelles hauteurs se situe dans un futur proche. Dans un monde aux airs d’apocalypse où la machine a pris le pas sur l’homme, dont toutes les tentatives d’ascension, de libération, se soldent par un échec. Ce qui n’éteint pas son désir de vivre, de grimper encore.

La chute des anges (c) Marina Levitskaya
« À la création de ce spectacle, on m’a souvent trouvée pessimiste. C’est drôle, aujourd’hui c’est plutôt l’inverse : les rares spectateurs qui ont pu voir La Chute des anges depuis un an en ont plutôt retenu la partie lumineuse. On m’a même parfois trouvée trop optimiste ! », s’amuse l’artiste à l’issue d’une représentation professionnelle de la pièce en question, au TnBA à Bordeaux où elle vit et où est basée sa compagnie. Peu jouée en France jusqu’à présent, ce spectacle inquiet, intranquille mais aussi plein d’un humour qui confine souvent au burlesque témoigne chez Raphaëlle Boitel d’une attention aiguë aux problèmes du monde. Dans le cirque, Raphaëlle Boitel invite les grandes questions du présent. Elle suscite ainsi la pensée, sans chasser l’émotion.
À nouveau cirque, famille nouvelle
Jouer au Théâtre du Rond-Point, pour la directrice de L’Oubliée, représente bien plus qu’une série de dates parisiennes. Si l’occasion est précieuse pour sa compagnie qui tourne beaucoup à l’international mais a rarement pu présenter son travail dans la capitale, son importance est aussi très sentimentale pour Raphaëlle. « Ce lieu me ramène à mes débuts dans le cirque avec James Thiérrée, dont j’ai été l’interprète pendant 13 ans, dans sa première pièce La Symphonie du Hanneton puis dans La Veillée des Abysses, avec lesquelles j’ai fait le tour du monde », raconte-t-elle sans nostalgie, mais avec la tendresse et la reconnaissance de l’adulte envers une période formatrice de sa jeunesse. « J’ai rencontré James Thiérrée à l’École Nationale des Arts du Cirque Fratellini, où je suis rentrée avec mon frère Camille suite à un stage à Nexon, que nous nous étions payés en faisant des spectacles de rue ! ».
Raphaëlle a alors à peine 12 ans. Mais depuis longtemps, dès l’âge de 6 ans se rappelle-t-elle, elle tient la certitude de vouloir embrasser une carrière artistique. Ce à quoi, malgré des moyens modestes, sa mère l’a toujours encouragée. Comme elle l’a fait pour son frère qui après une brève expérience avec elle auprès de James Thiérrée poursuit autrement son parcours circassien : avec la création de sa compagnie L’Immédiat et son solo fondateur L’Homme de Hus. Le cirque, chez les Boitel, est une histoire de famille tout sauf traditionnelle. S’il y a partage d’une même passion, il ne se fait pas de génération en génération comme c’était le cas dans les grandes lignées historiques des arts de la piste. Il se fait au gré des envies de chacun, selon les intuitions de Raphaëlle qui ne suivent pas forcément l’ordre le plus évident des choses. Sa mère, jusque-là tout à fait étrangère au milieu du cirque et à ses révolutions esthétiques – « nous sommes alors au début du nouveau cirque », situe Raphaëlle –, se retrouve par exemple interprète du spectacle éponyme de sa compagnie. Elle le redeviendra régulièrement, comme dans La Chute des anges, et sera aussi souvent la costumière de la compagnie. Chez les Boitel, telle fille, telle mère.
Au cirque comme au cinéma
Dans la famille de Raphaëlle Boitel toutefois, les gènes ne font pas tout. Dès la création de sa compagnie, l’artiste s’entoure de collaborateurs qui sont encore aujourd’hui à ses côtés, et sans qui elle n’imagine pas poursuivre sa route. Il y a d’abord Tristan Baudoin, son scénographe et créateur lumière, qu’elle rencontre après sa traversée avec James Thiérrée, sur Géométrie de caoutchouc d’Aurélien Bory dont Tristan est alors le référent plateau. Le compositeur et musicien Arthur Bison les rejoint dès 2014, et en 2017 c’est le machiniste et régisseur Nicolas Lourdelle qui devient un membre de la grande famille de L’Oubliée. « Entre le moment où j’ai décidé de me mettre à la mise en scène et celui où je l’ai vraiment fait, 10 ans se sont écoulés. J’en ai eu besoin pour faire mûrir mon envie de fusionner technique et artistique, et d’imaginer un langage où le travail du corps et des agrès est placé au même niveau que la lumière, que la musique. Telle esthétique nécessite un dialogue permanent avec toute l’équipe, un échange qui puisse évoluer, s’étoffer au fil des créations. D’où l’importance d’avoir des collaborateurs fidèles, avec qui je partage des références communes ».
Le Cycle de l’absurde (c) Christophe Raynaud de La ge
Grâce à ces étroites complicités, les univers, les atmosphères très cinématographiques – les premières amours de Raphaëlle vont au 7ème art, qu’elle approche ensuite en tant que comédienne et dans lequel elle puise volontiers pour nourrir ses pièces – des spectacles de L’Oubliée se remarquent de loin dans le paysage du nouveau cirque. D’abord, elles perturbent. Les langages à la croisée des disciplines sont encore assez rares dans le monde du cirque, et L’Oubliée est en la matière un spécimen unique en son genre. Dès les premières créations de la compagnie, puis dans son hommage au cirque 5ème Hurlants (2015), son solo La Bête noire (2017), sa création jeune public Un contre un (2020), La Chute des anges et Le Cycle de l’absurde (2020), spectacle de fin d’études de la 32ème promotion du Centre National des Arts du Cirque (CNAC), Raphaëlle Boitel développe un singulier art de l’image et du geste, où la femme tient une place centrale.
La femme au centre
Qu’elle soit ou non au plateau – elle y est dans L’Oubliée et y revient, seule, dans La Bête noire –, Raphaëlle Boitel met beaucoup d’elle-même dans ses créations. Elle y met en formes ses luttes, d’autant plus ardues qu’elle est femme. Et que malgré de belles avancées récentes, rares sont encore dans le milieu du cirque les femmes à porter une compagnie. Si elle ne prétend pas faire œuvre féministe, elle affirme volontiers son intérêt soutenu pour les causes féminines. Dans L’Oubliée, la présence sur scène de sa mère et de sa sœur nourrit une approche très intime de la famille et de la féminité, que Raphaëlle poursuit quelques années plus tard dans son solo, qui lui permet de « renouer avec son corps ». « En devenant chorégraphe et metteuse en scène, j’ai mis entre parenthèse ma pratique personnelle de la contorsion et de l’aérien, que je pratiquais comme interprète. J’ai eu besoin d’y revenir avec ce solo », dit-elle. Dans cet autoportrait, Raphaëlle laisse entrevoir des réalités présentes dans chacun de ses spectacles, sous des formes diverses : « les souffrances, les pressions et les sacrifices traversés dans l’exercice extrême de la performance physique et du dépassement de soi », lit-on sur le site internet de sa compagnie. Comme la famille, le féminin apparaît chez Raphaëlle loin des stéréotypes, tout en nuances.
Cette délicatesse, cette précision dans l’approche de sujets philosophiques, sociaux ou d’actualité, Raphaëlle l’obtient grâce à un travail quotidien d’observation, de lectures. On ne peut pourtant qualifier son cirque de cérébral. Raphaëlle aime le geste, surtout lorsqu’il est collectif. S’il y a lieu d’avoir encore espoir aujourd’hui pour l’artiste, c’est bien dans le partage des imaginaires et des pratiques. Le Cycle de l’absurde en témoigne : Raphaëlle Boitel réussit à mettre en valeur chacune élève du CNAC tout en offrant à tous un fort et élégant cadre commun. Ce spectacle n’ayant été vu que par une poignée de professionnels, L’Oubliée tente d’en sauver la tournée. Elle prépare aussi un opéra – une autre de ses passions – et deux créations : Ombres portées, qui verra le jour à La Brèche à Cherbourg lors de la Nuit du Cirque, et une forme très vaste. « J’aimerais y réunir toutes les disciplines que j’ai déjà convoquées dans mon parcours. Ce sera ma manière de dire qu’il faut continuer de créer pour de grands plateaux, que la crise actuelle ne doit pas nous en décourager ».
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
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