Avec sa bien nommée compagnie Les Merveilleuses, Isabelle Lafon déploie depuis 2002 un passionnant théâtre où la parole, centrale et souvent féminine, est urgence. Une urgence rassembleuse, loin des cris et des fureurs. Après Les imprudents d’après les dits et écrits de Marguerite Duras, elle met en scène à La Colline, Je pars sans moi.
« Est-ce que je mets des chaussures ? Je me posais cette question en attendant votre appel… C’est étrange d’attendre un rendez-vous dans son fauteuil… ». En ce mois de février, Isabelle Lafon a au téléphone la parole qui se cherche, qui hésite. Et la communication à distance qui prévaut depuis près d’un an de confinements et de couvre-feux n’est pas seule responsable : sur scène aussi, dans les pièces qu’elle crée depuis 2002, la comédienne et metteure en scène prend du temps à trouver ses mots. Elle les étire, les raye, les corrige, les fait trébucher… Avec quelques complices fidèles – Johanna Korthals Altes, qui est de tous ses spectacles, Marie Piemontese, Karyll Elgrichi et Pierre-Félix Gravière –, et d’autres qui l’accompagnent de manière plus occasionnelle, elle fait emprunter à la langue des chemins accidentés et inattendus.
Le théâtre en terrains risqués
Pour une raison mystérieuse, qui tient sans doute un peu à sa présence à la fois rêveuse et passionnée, elle semble d’ailleurs souvent prête à partir en randonnée, quand bien même ce serait autour de sa chambre. Ou de celle d’Anna Akmatova, de Monique Wittig et Virginia Woolf, qu’elle a bien arpentées dans Les Insoumises. Un triptyque qui porte aussi bien son nom que la compagnie Les Merveilleuses : s’ils sont périlleux, les sentiers que choisit Isabelle Lafon le sont pour de bonnes et impérieuses raisons. Le théâtre, pour elle, est le lieu d’une quête de liberté qui ne finit jamais. C’est un espace essentiellement féminin, où la parole se déploie avec fragilité mais aussi avec urgence. Comme si chaque représentation était la première. « Lorsque j’aborde une nouvelle création, j’ai toujours l’impression de revenir au point de départ. Il me semble que je dois tout réapprendre : la mise en scène, la conception d’un décor… ».
Depuis sa première création, Igishanga où elle porte seule les paroles de deux rescapées du génocide rwandais extraites du livre Dans le nu de la vie – Récits des marais rwandais de Jean Hatzfeld, Isabelle Lafon ne cesse de pousser sa belle hésitation dans des contrées qui la déplacent ainsi que les comédiens qui progressent avec elle. Sa tenue de Merveilleuse – « Le mot « merveilleuses » a pour moi l’odeur des vents contraires (des élans, des marées…). Les Merveilleuses, c’était au XVIIIème siècle, au lendemain de la Révolution, le nom donné à ces femmes qui avaient une façon particulière de s’habiller. J’imagine, une façon de s’habiller un peu différente de ce que l’on attend », explique l’artiste sur son site internet – s’adapte à bien des risques. Autrement dit à bien des langues, dont les singularités sont ce qui pousse Isabelle Lafon à la mise en scène, parfois à l’adaptation.
La force du minoritaire
Qu’elle se tourne vers l’écriture de célèbres femmes de lettres, vers La Mouette de Tchekhov, vers Bérénice de Racine ou qu’elle s’aventure dans une écriture de plateau – dans sa dernière création, Vues Lumières (2019) –, Isabelle Lafon le fait avec quelques idées qu’elle tient solidement. Parmi lesquelles, le désir d’exprimer la « force du minoritaire ». Dans Igishanga comme dans son triptyque, elle y parvient en se faisant passeuse de mots de femmes écrits pour être lus en silence, ou chuchotés au creux d’une oreille amie. Quant aux classiques, elle en partage les personnages et les répliques avec ses comédiens à travers des partitions chorales : le récit, pour Les Merveilleuses, est chose qui se déploie en toute horizontalité. Avec une douceur qui laisse sourdre une révolte, une volonté de bouleverser certains ordres établis. À commencer par les plus familiers aux artistes de la compagnie : ceux de la littérature et du théâtre.
« Enfant déjà, j’avais le désir de créer des liens entre des univers habituellement éloignés. Je voulais réconcilier la littérature et la vie ». Cette envie, Isabelle Lafon l’exprime de façon explicite dans Vues Lumière, sa première pièce fermement ancrée dans le présent – les autres se situent plutôt dans un entre-deux, où présent et passé s’enchevêtrent jusqu’à créer de l’intemporel. Dans cette fiction écrite à cinq, un groupe de pensée se constitue autour de la mécanicienne Fonfon, largement inspirée d’une femme réelle, longuement interviewée par Isabelle. Le même geste rassembleur sera au cœur des Imprudents, « d’après les dits et écrits de Marguerite Duras », qui aurait dû être créé en 2020 au Printemps des Comédiens, où il devrait voir le jour en 2021. Fruit d’une commande de ce festival, ce spectacle aborde le continent Duras comme chacune des créations des Merveilleuses aborde ses textes et ses auteurs : par un endroit inattendu.
Le collectif pour horizon
« C’est vers la Duras des années 60 que j’ai eu envie d’aller : celle qui allait à la rencontre de mineurs et de femmes de mineurs, de prostituées, d’étudiantes, d’une directrice de prison… C’est dans ce mouvement vers l’Autre que je la trouve la plus libre et généreuse », explique Isabelle. Les reports multiples de la création lui auront laissé un peu plus de temps que d’habitude de s’adonner à son goût prononcé pour la répétition. Ce qui ne l’empêche pas de douter encore, toujours, et de continuer à mettre les textes qu’elle a choisis à l’épreuve du jeu. « Je souhaite aller plus loin dans ma recherche d’une pensée en mouvement avec les comédiens, que je considère comme les co-créateurs de la pièce ». Isabelle Lafon nourrit d’ailleurs des rêves de collectif, que la période actuelle rend plus récurrents. « Il faut recréer de la solidarité dans nos métiers », dit-elle, inquiète. Pour commencer, c’est au plateau que l’artiste déploie amour et solidarité, avec les seuls moyens d’un théâtre qui se cherche sans cesse.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
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