Artiste en résidence au Théâtre de la Cité Internationale avec sa compagnie La Camara Oscura, Alexandre Zeff peut enfin présenter son adaptation du saisissant roman de Natacha Appanah, Tropique de la violence.
Après avoir monté Big Shoot et Jaz de Koffi Kwahulé, le metteur en scène avoue avoir longtemps mais passionnément cherché « un texte qui engage totalement, jusqu’en dans les tripes, un matériau qui provoque un désir et une nécessité immenses de création ». A force de lectures très diverses, celui qui n’avait encore jamais adapté de roman à la scène a découvert le propos à la fois politique, social et humain de Tropique de la violence et n’a pu y rester insensible. Le livre décrit à travers la trajectoire de ses protagonistes, Bruce et Moïse, les rapports de force, de séduction et de domination, qui animent une jeunesse livrée à elle-même sur l’île de Mayotte. Aux antipodes d’un paradis tropical, ce territoire se présente sous l’aspect sordide et inhospitalier d’un géant gouffre fangeux et dangereux, opportunément baptisé Gaza car gangrené par une misère et une délinquance volontairement ignorées, déconsidérées, par l’opinion publique en métropole. « Je ne connaissais pas Mayotte et la violence dans laquelle vit ce département français dont la moitié de la population à moins de 18 ans, mais cela m’a saisi. Dès que j’ai plongé dans ce roman, tout m’est apparu accessible. J’ai aussitôt senti la théâtralité de la langue et de l’écriture construites comme des blocs de pensées qui s’affrontent comme chez Bernard-Marie Koltès. Il m’était devenu indispensable de porter cette parole sur scène, faire connaître cette situation, incarner ces personnages, comprendre qui ils sont, comment ils se sont construits, montrer leur complexité, les rendre visibles et vivants », confie le metteur en scène.
Comme la romancière et ancienne journaliste mauricienne Natacha Appanah qui a vécu momentanément à Mayotte et qui y est retournée avant la parution de son roman, Alexandre Zeff est parvenu à se rendre sur place, même tardivement à cause du Covid-19. « C’est presque un cliché : les paysages sont magiques, le lagon est le plus beau du monde… J’ai eu la chance de contempler cette beauté qui est d’autant plus suffocante et bouleversante qu’elle côtoie la misère et l’autarcie d’un géant bidonville. » Avec son équipe artistique, il a rencontré là-bas des mineurs isolés, des associations avec qui il a organisé des ateliers. Une courte séquence vidéo en rend compte dans le spectacle.
Tout en restituant le caractère hostile du lieu et la violence palpable qui l’habite, Alexandre Zeff n’a pas cherché à l’en départir d’une puissante beauté esthétique convoquée, premièrement, dans le magnifique espace insulaire et ténébreux qui sert de décor à la pièce où luttent à corps et à cris des êtres à la dérive sur lesquels s’abat une pluie torrentielle, et plus généralement dans un geste transdisciplinaire à la fois plastique et organique d’où jaillissent une profusion d’images, de sons, beaucoup de physicalité, de matérialité. « Le but est d’incarner de manière très concrète et sensible, par le corps, les voix, les éléments, la danse, la musique, la vidéo, toute la force du propos et donner à voir et à entendre la générosité que j’ai perçue dans l’œuvre comme dans l’île. » C’est pour cette même raison que le spectacle livre une fin plus ouverte et lumineuse que ne l’est celle du roman et finit ainsi sur une note d’espoir. Car la mise en scène se présente comme un moyen de transcender la violence par un filtre poétique. « Il est possible et même sans doute plus profond de toucher différemment qu’en montrant les choses de façon trop brute. J’ai voulu faire ressentir autrement que par le choc. Car la beauté dépasse le constat, elle crée l’empathie, elle lève les principes de protection qui nous empêchent de percevoir le réel tel qu’il est. Le truchement poétique permet de mieux s’en approcher et de se l’approprier pour en faire quelque chose », assure Alexandre Zeff.
Ce dernier se place ainsi qu’un équilibriste à la jonction d’une indéniable volonté de rendre compte du réel sans pour autant renoncer à sa propre ambition artistique et au développement d’une forme personnelle. Il est néanmoins convaincu que « lorsqu’on est confronté à cette réalité-là, il est difficile de ne pas chercher à s’engager. Il faut que les problématiques traitées puissent déborder du spectacle, pour répondre au besoin d’agir face à l’inacceptable. Je cherche à créer des ponts entre des établissements scolaires de Kawéni à Mayotte et des lycées de banlieue parisienne, je vais retourner à Mayotte pour poursuivre les actions menées auprès des jeunes qui souffrent de la pauvreté mais aussi du manque de structures culturelles et de l’absence d’espaces d’expression. Il n’y a pas de théâtre à Mayotte ! Juste un cinéma qui vient d’ouvrir il y a six mois… Comment est-ce possible qu’il n’y ait aucune prise en charge de cette jeunesse tellement énergique autrement que par un retour à la frontière ou par un non respect des droits de l’homme ? La violence ne surgit pas de nulle part. Elle a des racines. Sans l’excuser, elle peut être comprise. Posons-nous la question de la responsabilité de la France, de notre propre responsabilité. Cela me donne de la force pour porter ce projet à la fois artistiquement et au-delà. »
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
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