Historiquement salutaire, intellectuellement stimulant, le texte de la jeune autrice franco-roumaine sur les conséquences psycho-généalogiques du massacre méconnu de Thiaroye ne passe pas l’épreuve des planches. Englués dans une mise en scène poussive, les comédiens ne parviennent pas à lui donner suffisamment de rythme et d’intensité pour endiguer l’ennui.
Le massacre de Thiaroye fait partie des points noirs de l’Histoire française, de ceux que l’on a préféré dissimuler au lieu de les enseigner, de crainte qu’ils puissent nuire au récit national. En 1944, alors que la Seconde guerre mondiale n’est pas encore terminée, des tirailleurs sénégalais, mobilisés dès le début du conflit pour défendre la France, sont rapatriés en Afrique et débarqués à Dakar, dans le camp de Thiaroye, afin d’être reconduits dans leur pays d’origine. Alors que l’Etat français s’était engagé à leur verser un quart de leur solde dès leur départ et les trois quarts à leur arrivée sur le sol africain, l’administration coloniale rechigne à s’acquitter de sa dette. Entre les deux parties, la situation se tend et le général Dagnan est dépêché sur place, à la fin novembre, pour tenter d’endiguer le conflit. Le 1er décembre, ce qui a été présenté comme une mutinerie tourne au massacre : officiellement, 35 tirailleurs sénégalais sont exécutés par l’armée coloniale et 35 autres mortellement blessés. En réalité, en l’absence de tombes et de corps, vulgairement entassés dans un charnier, les contours de ce bilan sont flous, et contestés aujourd’hui par certains historiens.
De ce massacre aux multiples inconnues, Alexandra Badea a fait le centre névralgique de la première partie de sa série théâtrale « Points de non-retour ». A travers le personnage d’Amar, fils de l’un des tirailleurs sénégalais assassinés, elle examine les conséquences psycho-généalogiques d’un tel traumatisme, la possibilité de vivre un présent constamment hanté par un passé meurtri, de se construire avec de troubles sables mouvants en guise d’héritage. Obsédé par sa quête de vérité, Amar en vient à délaisser l’amour de sa vie, Nina, et à négliger son fils, Biram, qu’il ne connaîtra jamais vraiment. Au fil d’allers-retours incessants entre passé et présent, la jeune autrice franco-roumaine convoque deux autres personnages liés à cet événement traumatique : jeune journaliste, Nora s’est vu confier la réalisation d’une émission de radio sur ce massacre oublié ; quand Régis, professeur de Français, découvre, à la mort de son grand-père, un journal dans lequel il relate ses faits de guerre dont une partie ont eu lieu à Thiaroye.
Historiquement salutaire, intellectuellement stimulant, le texte d’Alexandra Badea a le mérite d’ouvrir des champs rarement explorés sur les plateaux. Quel est le degré de responsabilité du descendant ? Comment survivre à des événements qui ne sont pas les nôtres, mais dont nous portons les stigmates ? sont autant de questions auxquelles elle cherche à apporter de convaincantes réponses. Pour autant, ce matériau se révèle, à l’épreuve de la scène, bien plus littéraire que théâtral. Particulièrement écrit, jusqu’à en être sentencieux, il devient difficilement maniable pour sa troupe de comédiens cosmopolite qui éprouvent toutes les difficultés du monde à l’incarner et à lui donner une once de fluidité ou de naturel. Englués dans une série de monologues qui laissent peu de place aux interactions scéniques, ils ne parviennent que très sporadiquement à lui offrir un rythme suffisant pour susciter l’intérêt ou émouvoir.
Surtout, la mise en scène poussive d’Alexandra Badea constitue pour eux un autre handicap. Figée dans une scénographie monolithique, où de bien maigres incrustations vidéo se contentent d’animer mollement le plateau, elle semble recroquevillée sur elle-même, étrangère à toute notion de partage ou de générosité avec des spectateurs dont la bonne volonté s’épuise à mesure que les minutes s’égrènent. Souvent emmenés par Amine Adjina, les quelques (très) rares moments d’intensité font long feu et tombent à plat, comme sclérosés par cette prison scénique qui a tout de la cage dorée pour ce texte de haute tenue.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Points de non-retour
Texte et mise en scène Alexandra Badea
avec Amine Adjina, Madalina Constantin, Kader Lassina Touré, Thierry Raynaud, Sophie Verbeeck
scénographie Velica Panduru
lumières Sébastien Lemarchand
composition sonore Nihil Bordures
vidéo Sorin Dorian Dragoi (RSC)
assistanat à la mise en scène Amélie Vignals
réalisation documentaire radio Nedjma Bouakra
coproduction La Filature, Scène nationale – MulhouseL’Arche est éditeur et agent théâtral des textes d’Alexandra Badea.
Durée 2h
La Colline – théâtre national
du 19 Septembre au 14 Octobre 2018
du mercredi au samedi à 20h, le mardi à 19h et le dimanche à 16h
création à La Colline
Petit Théâtre
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !