Dans Dossier K., très librement inspiré du Procès, Pierre-Yves Chapalain puise subtilement dans l’art du clown pour débusquer l’humour singulier de Kafka. Sa vitalité.
Devant une structure grisâtre dont les arrondis évoquent une coquille d’escargot, Pierre-Yves Chapalain s’excuse pour le dérangement. À l’heure où il prend d’habitude son petit déjeuner avant d’aller travailler à la banque, dit-il, trois types aux airs de voyous sont entrés dans sa chambre sans demander la permission. Et sans s’expliquer, ils l’ont arrêté ! Jouée sur un ton insouciant, presque badin, cette ouverture de Dossier K. dit d’emblée la grande liberté avec laquelle le comédien et metteur en scène s’empare du Procès. En racontant – qui plus est à un interlocuteur invisible, la logeuse de Joseph K., Madame Grubach – la célèbre arrestation qui introduit le roman inachevé de Kafka au lieu d’en proposer une représentation, Pierre-Yves Chapalain met l’accent sur la solitude du antihéros et sur la parole qui tente de la combler. Dans l’absurde labyrinthique du texte, il débusque ainsi un trait généralement sous-évalué de l’écriture de Kafka : son humour.
Bien sûr, on ne rira pas à gorge déployée avec ce Dossier K. On sourira plutôt. Et encore, non sans tenter de réprimer cette réaction face à la chute de Joseph K. Dans le dossier du spectacle, Pierre-Yves Chapalain, qui est allé chercher hors du Procès des matériaux pour nourrir sa déambulation kafkaïenne, cite à ce sujet de manière éclairante l’écrivain et journaliste Max Brod, qui fut aussi l’un des rares amis de Kafka et son exécuteur testamentaire, qui voyait en 1945 dans l’œuvre de Kafka « un sourire nouveau ». « Un sourire né dans l’intimité des vérités dernières, un sourire métaphysique pour ainsi dire », dont Dossier K. confirme qu’il dépasse de loin les circonstances historiques qui l’ont vu naître. Teintée d’autant d’ombres changeantes que la coquille où Pierre-Yves Chapalain disparaît régulièrement – délicate et précise, la création lumière de Florent Jacob fait de cette installation sommaire d’abstraits paysages complexes –, cette joie au fond de l’abîme fait de Dossier K. une énigme. Un poème aussi visuel que sonore.
Réduit à quelques moments de parole qui ne correspondent pas tous aux passages les plus connus du roman Le Procès d’après Pierre-Yves Chapalain n’a presque rien à voir avec celui de Krystian Lupa dont le souvenir est encore très vif dans la mémoire des spectateurs qui l’ont découvert en septembre 2018 au Théâtre de l’Odéon. Avec seulement deux interprètes – d’abord voix lointaine, Daniel Dubois fait quelques apparitions sur scène auprès du comédien principal, notamment pour dire la parabole du gardien de porte –, Dossier K. propose une lecture très éloignée de celle du metteur en scène polonais. Et c’est tant mieux. Tandis que Krystian Lupa soulignait à travers une vaste et passionnante fresque de 4h30 la dimension politique de l’œuvre en mêlant des épisodes de la vie de l’auteur au roman afin de faire le procès de la Pologne d’aujourd’hui, Pierre-Yves Chapalain opte pour une exploration brève mais dense de la question humaine posée par Kafka.
Le moindre geste, le plus petit mot de Dossier K. ajoute à cette grande question des nuances nouvelles. Une petite danse solitaire suffit à dire l’aspiration de Joseph K. à la légèreté, à l’inconséquence. Avec une chute, c’est là le seul emprunt explicite de Pierre-Yves Chapalain aux codes de jeu du clown dont il se sent et se dit proche. S’il cite Fellini dans son dossier, selon qui le clown « incarne les caractères d’une créature fantastique qui exprime l’aspect irrationnel de l’homme, la composante de l’instinct, ce quelque chose de rebelle et de contestataire contre l’ordre supérieur qui est en chacun de nous », Pierre-Yves Chapalain déploie une pitrerie bien à lui, loin du baroque du réalisateur italien : minimaliste, mais forte comme un beau crépuscule qui ne cesse de dire non à la nuit.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Dossier K.
De Pierre-Yves Chapalain
D’après Le Procès de Franz Kafka
Avec : Pierre-Yves Chapalain et Daniel Dubois
Mise en scène : Pierre-Yves Chapalain, Géraldine Foucault et Laurent Gutmann
Scénographie : Laurent Gutmann
Création lumière : Florent Jacob
Création sonore : Géraldine Foucault
Durée : 1h15
L’Echangeur à Bagnolet
Du 25 janvier 2019 au 2 février 2019
[20h30] + [14h30] jeudi 31 – [relâche] dimanche 27 janvier
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