Avec un humour et une intelligence féroces, Habiter de Patricia Allio et Pierre Maillet subvertit dans un même élan la forme de la conférence, les pensées majoritaires sur les modes d’habitation et la conception binaire du genre.
Il y a des spectacles dont la vie, quoique erratique, s’inscrit joliment dans la durée. C’est le cas d’Habiter : ce spectacle interprété par le (génial) Pierre Maillet et écrit et mis en scène par Patricia Allio avait vu le jour en 2007, à Rouen. Joué brièvement en 2008 au Portugal et en Italie, puis tout aussi brièvement en 2018 à nouveau à Rouen, Habiter reprend du service revu et amendé par son équipe – à l’occasion des représentations de Dispak Dispac’h (et avant une tournée la saison prochaine). Et à dire vrai, il est rare d’assister à une première aussi joyeuse et enlevée, intelligente et inattendue.
Dans la cabane du Monfort l’adéquation est, déjà, évidente entre le lieu – cabane de bois (dé)montable – et le propos d’Habiter. Car cette performance travaille dans une forme modeste les questions de l’habitat, de la pérennité des habitations, des usages que l’on en fait, des symboliques et des valeurs qu’elles incarnent, prolongent ou mettent à sac (selon ledit habitat justement). Cette conférence queer, c’est, donc, le comédien Pierre Maillet qui l’interprète. Sortant d’une petite tente rose et bleu (l’habitat le plus précaire qui soit), l’homme, avec pour seuls « vêtements » une paire de chaussettes, commence par évaluer les alentours, avant de s’atteler à son propos. Recourant à un rétro-projecteur et aux lettres qui sont amoncelées en tas sur celui-ci, ce spécialiste détaille pour débuter l’étymologie d’« habiter ». Reliant immédiatement le terme à celui de « bite » ; dépliant les relations avec l’habitation ; montrant des photographies de bâtiments à l’architecture phallique ; convoquant l’adage « l’habit ne fait pas le moine » et le contrebalançant avec un autre, « mais la bite le fait » ; Maillet pose dans les premières minutes la tonalité de l’ensemble.
Soit une conférence balançant entre sérieux et dérision, tout aussi articulée que, parfois, capillotractée. Entre linguistique et recours à des formules scientifiques – imagées et drôlement efficaces –; ou en lorgnant vers la psychanalyse lacanienne, la conférence évoque la sexuation des corps, critique le mode de vie hétéronormé, pressent l’avènement d’un nouveau monde où les identités seraient aussi fluides que les usages des habitations. L’ensemble se déplie dans une forme sur le fil, jouant des mots, de la langue, flirtant avec l’absurde ou un brin de pédanterie tout en retombant à chaque fois magistralement sur ses pattes.
Dans ce billard à trois bandes performatif, Pierre Maillet va à la fois parvenir à habiter sa tente – la détournant à loisir et s’en servant même comme d’une jupe à crinoline ; habiter tout l’espace du plateau ; et, également, son propre propos. Car c’est bien autant sur l’écriture du texte profondément ludique, sur l’écriture scénique aussi modeste qu’efficace, que sur la partition de jeu de Maillet que la réussite d’Habiter repose. Tantôt goguenard, intégrant les bruits inopinés venus de l’extérieur, tantôt désinvolte ou, au contraire, traversé par l’intensité de ce qu’il déplie, le comédien investit pleinement son discours.
Le résultat est un spectacle impertinent et étonnant, implacable à l’encontre du sexisme et du patriarcat. Citons parmi les personnes épinglées Emmanuel Macron (avec son tristement fameux « réarmement démographique »), le cinéaste Jean-Luc Godard (dont la misogynie est étrillée dans une démonstration percutante et drôle), ou, encore, la première ministre italienne d’extrême-droite Giorgia Meloni (le remix de l’un de ses discours en mode Drag Show constituant un véritable moment d’anthologie). En articulant subtilement réflexion et humour, Habiter subvertit les codes de la conférence et suscite volontiers le rire sans jamais disqualifier sa pensée politique. L’on en sort réjoui, certes, mais aussi interpellé et vivifié par ce propos appelant dans un même geste à penser les possibles d’une révolution identitaire et de l’habitat, où le nomadisme serait un autre mode d’expression de la plasticités des identités et des vies.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Habiter
Texte et mise en scène Patricia Allio
Avec Pierre Maillet
Avec un exemplaire de Refuge Wear – Habitent de l’artiste Lucy Orta, 1992Production Ice.
En co-production avec le Festival Corps de textes, le Festival Terre de Parole.
Avec le soutien du CDN Rouen Normandie – Théâtre des deux rives, de la Comédie de Caen et du CNCA.Le Monfort
du 23 au 28 mars 2024
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