On croyait tout savoir sur les réfugiés traversant la Libye à travers les informations de la télévision et du web. Au théâtre de la Commune avec En vrai, pièce d’actualité n°17, Marie-José Malis mêle les images de reportage au dispositif théâtral et fait apparaître la possibilité d’un monde où l’on recevrait l’actualité autrement.
Il y aurait matière à écrire un long (et passionnant) mémoire sur les vertus respectives du théâtre et de la télévision. Que l’on pourrait l’appuyer sur ce cas d’étude : pourquoi deux journalistes qui ont diffusé leur reportage dans « Enquête exclusive » en juillet 2020, sur M6, travaillent-ils à porter à nouveau ce sujet sur les planches ? Qu’est-ce qui fait qu’après avoir eu des millions de téléspectateurs, Jean-Baptiste Renaud et Etienne Huver ont voulu avec Marie-José Malis monter la pièce d’actualité n°17 du théâtre de la Commune pour s’adresser chaque soir à une centaine de spectateurs ? Qu’est-ce qu’au fond cette version scénique de leur enquête ajoute ou change à celle qu’ils ont pu diffuser à la télé ? Et bien, on a envie de répondre : tout, cela change tout.
Méditerranée, nouveau cimetière des réfugiés , c’était le titre de ce reportage d’une heure vingt diffusé dans l’émission dirigée par Bernard de la Villardière. Résultat d’une longue enquête de terrain qui avait mené ces deux journalistes sur un cargo de sauvetage, l’Ocean Viking (affrété par deux ONG – SOS Méditerranée et Médecins sans frontières) en Lybie, à Tripoli, au contact d’exilés subsahariens empêchés de quitter le pays puis dans un camp de détention non loin de là, à Zahwai. Après le spectacle, nous nous sommes précipités pour découvrir ce reportage dans sa version télévisée et comparer les ressentis. L’expérience est éloquente.
Il ne s’agit pas ici de faire le procès de la télé. Sa critique est facile, attendue. Rythme haletant des plans, scénarisation qui fait passer sans cesse d’une info, d’un personnage à l’autre, voix off qui recouvre celle des vivants, images cliché (ah ces réfugiés noirs qui, une fois sauvés, dansent de joie au son du djembé…), neutralité de point de vue qui dilue les responsabilités dans une cascade d’éléments disparates, dépolitisation du propos… On pourrait multiplier les angles d’attaque. Et aussi reconnaître une certaine efficacité. Il faut aussi souligner le courage de M6 qui a porté un sujet que d’autres chaînes avaient refusé parce qu’il ne serait pas assez vendeur.
Mais ce spectacle ne fait pas le procès de la télé. Les deux journalistes ont pu financer leurs tournages grâce à la chaîne qui a acheté leurs images. Seulement, par contraste, on se prend à rêver que plutôt que de regarder les petits écrans, l’on se déplacerait régulièrement au théâtre pour assister à une mise en forme de l’information qui travaillerait autrement notre sensibilité. Car dans ce spectacle, la grammaire des images et des émotions n’est définitivement pas la même. Elle se construit ainsi : les deux journalistes au plateau racontent le déroulement de leur enquête et la fabrique de ce spectacle. Un réfugié mauritanien, Mamadou M Boh, comédien, les accompagne, croise leur récit avec sa propre histoire et endosse également la parole de contributeurs au reportage, qu’on ne verra pas à l’image. Les images donc – on retrouve la même trame d’un dispositif à l’autre – sont tirées des mêmes rushs, mais leur traitement est complètement différent. Ici, de longs plans qui prennent le temps, nus, sans commentaires, qui vous laissent respirer, vous interroger, qui donnent le temps d’éprouver, qui conduisent autrement la perception. Tellement autrement. Des images parfois floues, mal cadrées, mais une réalité pleine de vie, ô combien plus authentique et émouvante, d’une épaisseur et d’une densité que n’offre absolument pas la télé. En vrai, c’est bien le titre de cette pièce.
Il y a la présence, bien sûr, des deux journalistes sur scène, qui joue également. Qui tisse peut-être ce lien qui manque à la télé, entre les images et le téléspectateur. La taille de l’écran aussi en fond de scène, version cinéma. La disponibilité du spectateur qui n’est pas tenté de zapper. Le spectacle dure plus de deux heures, sans coupure publicitaire. Les journalistes y centrent leur propos sur les responsabilités politiques. Au premier rang desquelles celles de l’Europe. Qui, via l’Organisation Maritime Internationale, en décembre 2017, confie une zone de sauvetage en mer aux violents garde-côtes libyens auxquels les migrants veulent à tout prix échapper. Qui finance allègrement les camps de détention libyens tout en sachant que l’on y frappe, viole et affame les migrants. Qui invente un programme « Immigration and Border Management » pour externaliser dans des pays où l’on sait qu’ils vont être maltraités, la gestion de celles et ceux qui fuient leur pays…
Bref. A l’heure où l’accueil que l’on réserve aux réfugiés ukrainiens démontre qu’il est tout à fait possible d’être digne et respectueux avec les exilés, à l’heure où les bulletins de vote décideront de l’accueil que l’on fera ces cinq prochaines années aux réfugiés, il est plus qu’utile, et aussi bouleversant, d’aller découvrir En vrai. On y éprouve comment un autre traitement de l’information pourrait nous rapprocher des réalités qu’elle évoque. On y rit, on a envie d’y pleurer, de joie, de soulagement, de compassion. On y admire des gens ordinaires qui tentent de rendre notre monde meilleur – journalistes, humanitaires – et l’on se sent proche, tellement proche, les semblables de de ces mêmes réfugiés que les images télévisées ne cessent de maintenir dans l’altérité.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
Pièce d’actualité n°17 : en vrai
Une enquête sur scène
Épisode 1/ Libye : l’enfer des exilés.
sur une idée originale de Jean- Baptiste Renaud
mise en scène Marie-José Malisauteurs Marie-José Malis, Jean-Baptiste Renaud, Étienne Huver
dramaturgie Matthieu Tricaud
distribution en cours
lumière David Pasquier
son Géraldine Dudouet
scénographie en cours
costumes en coursproduction La Commune CDN d’Aubervilliers
coproduction SlugNews, Points Communs – scène nationale de Cergy-Pontoise
durée : 2h environ
La Commune CDN d’Aubervilliers
du 23 mars au 3 avril 2022
Mardi à 14h30, mercredi et jeudi à 19h30, vendredi à 20h30, samedi à 18h, dimanche à 16h
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