L’Échappée du Belge Philémon Vanorlé s’invite dans le champ du spectacle vivant à la manière d’une curiosité. L’artiste y raconte lui-même l’incroyable trajet de l’une de ses œuvres, un cercueil pas comme les autres. Derrière ses airs ingénus, ce drôle de petit spectacle pose de grandes questions.
Pour sa première apparition sur un plateau de théâtre, dont il signe aussi le texte et la mise en scène – avec l’assistance de Marine Fontaine –, le plasticien et scénographe Philémon Vanorlé se montre dans L’Échappée avec une exubérance légère, qui peut passer d’abord passer pour de l’étourdie : en short et tennis d’où dépassent des chaussettes jaunes. Comme taillé sur-mesure pour son prénom d’un autre temps, ce costume de grand enfant jette d’emblée un joyeux soupçon sur les propos que Philémon commence à formuler derrière un pupitre. Cet artiste belge résidant à Lille, qui revendique lui-même une généalogie où se côtoient toutes sortes de héros de l’absurde et de l’anticonformisme – pêle-mêle, il cite parmi ses références des personnages littéraires ou cinématographiques tels que Don Quichotte, Ignatus de La conjuration des imbéciles de J.K. Toole, Fitzcaraldo de Werner Herzog, Bartleby de Melville ou encore Monsieur Hulot de Jacques Tati –, ne cherche de toutes façons pas à nous persuader de la vérité de son exposé. Au contraire, le doute est son ami.
Avec son air de Tintin qui aurait croisé Chaplin et bien d’autres originaux sur sa route, à qui il aurait emprunté ce qui lui plaît, Philémon Vanorlé suscite d’emblée autant de curiosité que de sympathie. L’air un peu maladroit, l’attitude vaguement gênée qu’il adopte au début de L’Échappée pour dire qui il est et ce qui l’a mené là, devant nous avec un Powerpoint et tous les attributs du conférencier – plus un tas de bricoles –, place son récit hors des sentiers battus du théâtre autant que de l’art contemporain. La scène apparaît d’abord pour Philémon comme un lieu où tourner en dérision sa pratique de plasticien, qui elle-même ne manque pas d’humour sur son propre compte ni sur l’ensemble du secteur dans lequel elle s’inscrit. Ce comique n’est pas seulement belge, il est aussi noir. Héritier par son grand-père de la Société Royale Club du Pigeon Cravatés & Autres Races – voici pour la généalogie réelle, il faut le préciser –, qu’il a transformée en compagnie nommée « Société Volatile », le plasticien s’est souvent fait oiseau de mauvais augure en traitant d’un sujet « peu bankable, que personne ne veut subventionner » : la mort.
Ceux qui ne connaissaient pas Philémon Vanorlé découvrent grâce à L’Échappée plusieurs de ses pièces et son sens aigu de l’incongruité. Images et maquettes à l’appui, qui ne suffisent pas tout à fait à dissiper l’incrédulité que suscite la description de certaines œuvres – la visite du site internet de la Société Volatile est en la matière plus efficace –, la présentation à l’allure savamment foutraque finit par s’arrêter sur l’une des créations avec lesquelles Philémon se frotte à la mort. Soit un cercueil en Y – ou « aux jambes écartées » qu’il fait fabriquer en Pologne en 2014 à sa mesure, dont le destin inattendu est l’objet central de L’Échappée. Avec une narration très économe, usant d’un langage dont la simplicité contraste avec la complexité lexicale dont se pare souvent l’art contemporain, le comédien-performeur qui aime à mettre en scène son côté novice se lance dans des aventures dont on ne sait bientôt plus qui de lui ou de son œuvre est le héros.
Mais d’ailleurs, qu’est-ce que l’œuvre en question ? Et même, qu’est-ce qu’une œuvre tout court ? Derrière son apparence candide, la vraie-fausse conférence ne tarde pas à révéler les grandes questions qu’elle pose. Philémon n’en perd pas pour autant son clown aussi minimaliste que métaphysique. Les tribulations du cercueil trompe-la-mort – il ne passe par aucune porte et enfreint toutes les règles très strictes posées par les entreprises funéraires –, documentées de la même façon que le parcours de l’artiste au début du spectacle, sont d’autant plus passionnantes qu’elles n’imposent aucune pensée ni ne cherchent à proposer une vision du monde. Certes, en passant sur le Bon Coin, puis en devenant – si l’on décide d’en croire le saugrenu Philémon – un sujet viral dans la presse pour des raisons aussi étonnantes que le reste, la caisse pas comme les autres égratigne nos modes de consommation et d’information, sur nos manières de vivre autant que de mourir. Mais elle n’incite à rien d’autre qu’au pas de côté, à l’absurde que pratique avec art Philémon qu’il serait vain de chercher à imiter tant cette discipline est impropre à la copie.
L’Échappée pourtant, loin de décourager à prendre à la suite de Philémon la poudre d’escampette vers des modes d’existence non-balisés, sait y inciter. La pièce a l’intelligence généreuse, par la place qu’elle laisse au spectateur mais aussi par l’importance que son récit accorde aux hasards, que Philémon décide de tous interpréter comme étant heureux. Parmi ces choses imprévisibles que narre le conteur, il y a justement une double rencontre, qui confirme la grande attention que porte le spectacle à l’Autre. Quand le cercueil trouve enfin un corbillard à sa taille, Philémon croise en effet le chemin du propriétaire de l’engin, Patrick Vermeulen, dont L’Échappée version film – co-réalisé par Philémon Vanorlé et Justine Pluvinage, qui signe aussi l’image et la vidéo du spectacle – dresse un bel et attachant portrait. L’amitié entre Philémon et Patrick n’est-elle pas la vraie œuvre d’art ? L’avenir de la Société Volatile nous le dira peut-être. En attendant, nous nous arrêterons sur cette hypothèse.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
L’Échappée
Un spectacle de et avec : Philémon Vanorlé
Assistante mise en scène : Marine Fontaine
Lumières : Romain Crivellari
Musique : Maxence Vandevelde
Scénographie : Philémon Vanorlé
Regards extérieurs : Halory Goerger
Voix : Carine Goron
Création 3D : Armin Zoghi
Construction : Arnaud Verley
Photo et vidéo : Justine Pluvinage
Production : Frédérique Rebergue
Régie : Romain Crivellari
Diffusion : Claire Girod, Laurence LangProduction : Le Phénix – Scène nationale de Valenciennes, la Région Hauts-de-France, DRAC Hauts-de-France, le Vivat – Scène conventionnée Armentières
Avec le soutien de festival Fragments #10 (La Loge), Théâtre du Rond-Point (Paris), Le Salmanazar – Scène de création Épernay, La Makina – Ville de Hellemmes, Spoutnik Theater CieDurée : 55 mins
Théâtre du Rond-Point – Paris
Du 12 au 23 décembre 2023Le Salmanazar, Théâtre de Épernay
Du 31 janvier au 1er février 2024Le Phénix – scène nationale de Valenciennes (Festival Le Cabaret de curiosités)
Du 13 au 15 mars 2024
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