Dans un monde saturé de narcissisme, ces auteurs qui nous rappellent à quel point nous ne sommes rien, et surtout personne, sont salutaires. Poète de l’évanescence des choses et des êtres flottant dans le temps qui passe, Fernando Pessoa revient nous dire combien nous ne sommes que de vagues sensations. C’est Pessoa. Since I’ve Been Me, mariage de l’écrivain portugais et de la scène made in Bob Wilson.
Pessoa et ses hétéronymes, ses alias, ses avatars fictionnels, les autres versions d’un auteur qui a passé sa vie à saisir l’insaisissabilité de l’être par touches et couches, qui se succèdent comme les jours se suivent et se ressemblent, tout en variant. Après Nijinski (Letter to a man), Cage (Lecture on Nothing) et Shakespeare (Hamlet : a monologue), l’inoxydable Bob Wilson s’attaque à l’auteur portugais, à la commande. Celle d’un duo de théâtres – le Théâtre de la Ville et le Teatro della Pergola de Florence – qui voit dans Pessoa, cet artiste à la renommée mondiale, né en Afrique du Sud et ayant écrit en anglais, en français et en portugais, l’occasion de bâtir un spectacle international, porté par sept acteurs d’origines différentes et parfois plurielles – albanaise, anglaise, brésilienne, française, italienne et portugaise – et interprété en quatre langues : français, anglais, italien et, bien sûr, portugais. Dans notre univers mondialisé, les spectacles visuels tels que les fabrique Bob Wilson voyagent encore mieux en mode multilingue. Mais assez parlé d’argent.
Bob Wilson le confesse : il ne connaissait que bien peu l’œuvre de Pessoa avant que ne naisse l’idée de ce spectacle. Et pourtant, quand on le voit en ce soir de première descendre un peu chancelant les escaliers de la grande salle du Théâtre de la Ville pour rejoindre la scène, ses artistes et saluer le public, on ne peut pas s’empêcher de penser que le metteur en scène âgé de 83 ans, qui vient d’achever le spectacle par quelques phrases à consonance testamentaire de Pessoa, a trouvé dans l’artiste portugais mort précocement, à 47 ans, en 1935, une forme de double. On en est touché, et l’on se demande comment ces deux-là ne se sont pas rencontrés plus tôt, tant l’univers baroque de Pessoa, qui met face à face l’évanescence du réel et de l’être, convient bien au symbolisme tout en suggestions fugitives de l’Américain. Depuis de nombreuses années, Bob Wilson cultive un style qu’on peut trouver répétitif et usé, mais qui lui sert aussi de signature. Apparitions surréalistes, esthétique de cabaret, clowns tristes et autres créatures hybrides y traversent régulièrement une scène aux découpes géométriques et à l’univers graphique reconnaissable entre mille. Des spectacles fragmentés, tout en atmosphère, en sensations, en impressions, face auxquels il revient au spectateur de construire du sens.
Au noir et blanc du cabaret, se conjuguent ici la teinte bleue de l’océan qui abouche le Tage à Lisbonne et le rouge d’un soleil couchant tout autant que de l’aurore aux doigts de rose. Un petit bateau en suspension, comme l’aurait dessiné un enfant, traverse de temps en temps la scène et les interprètes portent, le plus souvent dans la lumière ronde d’une poursuite, des extraits de textes de Pessoa tirés du Livre de l’intranquillité, du Gardeur de troupeaux et de Faust. Des extraits hétéroclites, esquissant tantôt une fiction, tantôt une réflexion, portés avec rapidité, souvent répétés, comme pour en mieux faire résonner le sens, mais aussi pour les en débarrasser, les phrases étant, dans leur répétition sérielle, rendues à leur simple musicalité. Et c’est dans ce maelstrom d’extraits d’une œuvre monumentale qu’achoppe le spectacle. Dans nos souvenirs de lecteur, on aimait revenir sur les mots énigmatiques de Pessoa, les laisser s’envoler et retomber. Ici, ils se succèdent à toute vitesse, et que le spectacle s’achève sur un extrait dans lequel l’écrivain conseille de ne pas chercher du sens dans ces paroles, pas plus finalement que dans la vie, ne répare pas la sensation de s’être trop souvent perdu, retourné, et d’avoir été submergé par un flot d’images qui ne laisse que trop peu respirer.
Reste une interprétation enlevée, malgré des cuts sonores répétitifs, des interprètes au cordeau, qui slaloment entre les postures burlesques et opératiques, de belles images, comme cette page blanche de la mort, des silhouettes – Maria de Medeiros en petit Chaplin, Sofia Menci en longue robe lamée, la célèbre statue de bronze de Pessoa qui se meut vers sa réplique et sort un pistolet –, et la littérature du poète, surtout. Parfois floue comme un tableau impressionniste, parfois fulgurante comme un éclair de lucidité, elle sautille d’un genre et d’un registre à l’autre. Labyrinthique, surprenante, elle est pleine de chausse-trapes et de fragments qui tentent sans relâche de capter une vie, profuse, baroque et par essence insaisissable, que rien, même l’écriture, ne peut arrêter ni fixer.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
Pessoa. Since I’ve Been Me
Textes Fernando Pessoa
Mise en scène, scénographie et lumière Robert Wilson
Avec Maria de Medeiros, Aline Belibi, Rodrigo Ferreira, Klaus Martini, Sofia Menci, Gianfranco Poddighe, Janaína Suaudeau
Dramaturgie Darryl Pinckney
Costumes Jacques Reynaud
Co-mise en scène Charles Chemin
Collaboratrice associée à la scénographie Annick Lavallée-Benny
Collaborateur associé à la lumière Marcello Lumaca
Création sonore et conseiller musical Nick Sagar
Maquillage Véronique Pfluger
Direction technique Enrico Maso
Coordination artistique et technique Thaiz Bozano
Collaboratrice aux costumes Flavia Ruggeri
Collaboration littéraire Bernardo HaumontProduction Théâtre de la Ville-Paris ; Teatro della Pergola (Florence)
Coproduction Teatro Stabile del Friuli Venezia Giulia ; Teatro Stabile di Bolzano ; Sao Luiz Teatro Municipal de Lisboa ; Festival d’Automne à Paris
En collaboration avec Les Théâtres de la Ville de Luxembourg
Avec le soutien de la Fondation Calouste Gulbenkian – Délégation en France et de Dance Reflections by Van Cleef & Arpels
Le Théâtre de la Ville-Paris et le Festival d’Automne à Paris sont coproducteurs de ce spectacle et le présentent en coréalisation.Durée : 1h20
Théâtre de la Ville – Sarah Bernhardt dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 5 au 16 novembre 2024Teatro Sociale, Trento (Italie)
du 6 au 9 février 2025Teatro Politeama Rossetti, Trieste (Italie)
du 13 au 16 févrierLe Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg
durant la saison 2025-2026
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