Pour sa première création jeune public, la metteuse en scène Christelle Harbonn dessine une fable écologique empreinte de fantaisie.
Le 4 mars prochain, la compagnie Demesten Titip, fondée par la metteuse en scène Christelle Harbonn, créera Le mauvais esprit. Ce spectacle co-écrit par Karima El Kharraze et Christelle Harbonn, et qui réunira six comédien·nes, trouve sa source dans un « cycle de recherches autour des peurs qui traversent le XXIe siècle ». Mais ce cycle est, aussi, à l’origine d’une forme jeune public plus légère, destinée à être jouée partout – dans les théâtres et bien au-delà. Soit Pépin, conte qui aborde à travers une forme ludique, car participative à divers degrés, la peur, en nous racontant l’histoire du jeune Pépin.
Pour autant, ce n’est pas ce garçon que l’on découvre en premier, mais le lieu où il vit. Le spectacle débute ainsi par la projection sur un voile – qui masque la scène à nos regards – d’un court film. Pastichant impeccablement les films promotionnels, cette vidéo aux images factices nous présente « Ville ». Ville qui, en étant la dernière restante – car en 2053, il ne reste sur Terre que quelques centaines d’hectares émergés –, n’a pas besoin d’être désignée autrement que par ce qu’elle est. Toujours menacée par la montée des eaux, soumise à des pluies permanentes, Ville est un territoire où il est interdit de pleurer. Et dans ce film d’une poignée de minutes aux codes maîtrisés – musique classique apaisante, couleurs pastels, vues de drones nous baladant dans la ville, commentaire énoncé par une douce voix de femme –, l’on appréhende les trois dimensions (environnementale, sociale et mentale) du monde ultra-connecté dans lequel vit Pépin.
« Prenez soin de vous », « #porcs-épics », « humanité choisie », « milice verte »… Reprenant certains vocables connus en les détournant et les vrillant, donc en jouant de la reconnaissance et du décalage induits, l’écriture percutante et drôle décrit efficacement le paysage de cette fable post-apocalyptique. Dans Ville – dirigée par Mme Joséphine – l’on trouve un musée des espèces éteintes, l’on respecte scrupuleusement la loi Larmich interdisant de pleurer et l’on rejette toute altérité. Avec ses accents de conte, sa cruauté – la Ville envoyant chaque année un enfant chez l’ermite Baba pour que celui-ci tente de lui dérober le soleil éternel (la flamme atomique) –, Pépin dessine une dystopie inquiétante. L’organisation de cette société repose sur une obsession sécuritaire et de surveillance – qui passe par l’électronique –, une peur xénophobe et une éco-anxiété permettant de s’assurer de la soumission de sa population.
Si le jeune Pépin en est un produit parfait, bon petit soldat de l’individualisme et du rejet de ce qui n’est pas lui, il va par sa rencontre avec l’ermite décroissante réfugiée dans une grotte sur le Mont Galérien modifier son rapport au monde. Ce récit d’apprentissage qui invite – par la trajectoire de Pépin comme par la sollicitation du public – à dépasser ses préjugés se déploie non pas dans Ville, mais sur les hauteurs du Mont Galérien. La scène jonchée de sacs plastiques, couvertures de survie et lambeaux de tissus de toutes les couleurs, avec sa tente située à jardin, fait corps avec Baba. Les vêtements comme la coiffure de cette femme sans âge semblent un prolongement du sol qu’elle foule. Ce lieu – qui, avec son monceau de déchets, est le refoulé de la ville ultra-aseptisée et contrôlée – ne va cesser d’évoluer au fil du récit, la création lumière léchée de Laurie Milleron remodelant les couleurs de cet espace, et, de fait, les atmosphères, tandis que la musique spatialisée signale l’omniprésence de l’eau.
Pour écrire Pépin, Karima El Kharraze et Christelle Harbonn se sont inspirées d’un des scénarii du GIEC évoquant l’éco-fascisme, soit la combinaison possible des bouleversements climatiques et de l’extrême droite. Et pour interpeller le jeune public en contournant les risques d’un trop grand didactisme, Pépin repose, outre sur le fantasque de son récit, pour partie sur la participation du public. Un exercice toujours sur le fil et qui se remet en jeu (évidemment) à chaque représentation. À ce sujet, force est de reconnaître que la représentation à laquelle nous avons assisté à La Criée n’était pas des plus fluides. Si la majorité des jeunes spectateur·ices se sont prêté·es avec entrain et intérêt aux diverses séquences, une petite partie – peut-être trop âgée pour la proposition ? – a peu adhéré, semant parfois un brin le trouble.
Certaines séquences ont vraiment produit leur effet : citons l’hymne de Ville chanté par Pépin et la majorité des jeunes dans le public, qui travaille l’ambiguïté en balançant entre séduction – liée au charme du chœur – et crispation – par son propos propagandiste glaçant. D’autres – comme les questions posées par Baba au public – se sont révélées un peu plus chaotiques. Si Eloïse Bloch et Marianne Houspie ont impeccablement tenu leur rôle, sans jamais se révéler déstabilisées et en intégrant avec intelligence et humour les diverses réactions du public, la représentation a pu voir l’ensemble de son rythme affecté par ces conditions. Gageons qu’au fil des représentations, Pépin peaufinera son adresse pour donner toute sa puissance à cette création à la belle esthétique, où la maîtrise des artifices scéniques se déploie sans spectacularisation à outrance, mais, au contraire, avec intelligence et soin. Ce faisant, cet appel – porté par une langue traversée de traits d’humour – à la transversalité des luttes et à cultiver son attention à l’autre – pour que le vivant demeure – promet de résonner avec vivacité et sans jamais flancher.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Pépin
Texte Karima El Kharraze, Christelle Harbonn
Mise en scène Christelle Harbonn
Avec Eloïse Bloch, Christelle Harbonn, Marianne Houspie, et la voix de Maryse Boiteau
Dramaturgie Karima El Kharraze
Création sonore Gwennaëlle Roulleau
Création vidéo Jean Doroszczuk
Scénographie Christelle Harbonn, Camille Lemonnier, et les apprentis de l’IMMS 2023
Costumes Camille Lemonnier, en collaboration avec Tatiana Bertaud
Création lumière Laurie MilleronRésidences et soutiens Théâtre de Châtillon, Théâtre de la Joliette, Théâtre de l’Échangeur, NGAT de Vitry, Scène Nationale de Malakoff, Fonds d’Insertion pour Jeunes Artistes Dramatiques, D.R.A.C. et Région SUD
La compagnie Demesten Titip est conventionnée par la DRAC PACA et à l’aide au projet par la Ville de Marseille, la Région PACA et le Conseil Départemental 13.
Durée : 1h15
À partir de 9 ansVu en février 2025 à La Criée, Théâtre national de Marseille
Théâtre L’Échangeur, Bagnolet
du 26 au 29 mars
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