Avec Parler pointu, le comédien Benjamin Tholozan signe un premier spectacle dont la saveur comique égale l’intelligence. Il y part sur les traces de ses origines provençales, en particulier de son accent perdu et de la figure truculente de son grand-père.
Benjamin Tholozan est un comédien doué du sens de la convivialité. Il sait comment inviter le spectateur à entrer dans l’intimité de son personnage et de la partition qu’il défend. Ce talent, qu’il pratique avec un naturel donnant presque l’illusion d’un non-jeu, brouillant les frontières entre l’acteur et celui qu’il incarne, nous l’avons par exemple vu le pratiquer auprès de Lorraine de Sagazan dont il est un complice de la première heure. Dès la première création de cette dernière, Démons (2015) d’après Lars Norén, le comédien formé au Cours Florent, puis à L’École du Théâtre national de Chaillot et au Studio d’Asnières/ESCA est aux côtés de la metteure en scène maintenant réputée. En s’adressant directement au public, qui dans la réécriture prend la place du couple invité par Katarina et Frank, un autre couple que le temps et l’habitude a rendu fou furieux, Benjamin Tholozan posait avec Lorraine de Sagazan les bases d’une théâtralité où la fiction se frotte constamment au réel.
L’apéro initial que Benjamin Tholozan servait au public dans Démons, comme plus tard le repas qu’il partage avec les interprètes d’Une maison de poupée (2015) et qui ne tarde pas à virer au champ de bataille, avait un rôle central dans la mise en place d’un rapport très étroit et non sans tensions avec le spectateur. Nous ne sommes alors guère très surpris de le retrouver dans Parler pointu, son premier spectacle personnel pour lequel il s’est fait accompagner à la mise en scène par son amie et fondatrice du Studio 21 Hélène François, non pas un mais plusieurs verres à la main, proposant dans un flot de paroles enjouées « un petit jaune. Un pastaga. Un flai. Un fenouil. Une pommade. Un flan. Un flambi, quand y’a pas beaucoup d’eau. Si vous en mettez trop, un yaourt. Avec de la menthe, un perroquet. De la grenadine, une tomate. De l’orgeat, une mauresque. Un double, c’est un 102 (51X2), c’est ce que commandait Gainsbourg, un triple, un 153 ». Par l’imparable conjonction des vers et du verbe, nous voilà dans la cuisine de Benjamin et non plus d’un de ses personnages.
C’est là la grande différence de Parler pointu avec tout ce qu’il a pu faire auparavant. Il parle cette fois sans s’en cacher en son nom propre, s’inscrivant ainsi dans la mouvance de l’autofiction, qui quelques décennies après l’apparition du phénomène en littérature se porte fort bien au théâtre, avec des artistes très différents, tels qu’Elise Noiraud (trilogie ELISE), Myriam Saduis (Final Cut), Salim Djaferi (Koulounisation) ou encore Nils Borda (Euphrate). Comme l’annonce d’emblée le pastis inaugural, et même avant cela le titre de la pièce – « Parler pointu, dans le Sud, ça veut dire avoir l’accent du Nord. Ou ce que l’on suppose être l’accent de Paris. Ce que les Parisiens supposent être neutre. Sans accent », ne tarde pas à nous expliquer Benjamin Tholozan –, la couleur, la saveur avec laquelle l’artiste s’inscrit dans ce spectre de l’écriture du « je » est méridionale. Sa quête est celle de l’accent qu’il a perdu, l’accent de son défunt grand-père notamment, figure truculente qu’il convoque bientôt sur scène d’abord par l’image puis par la langue, sujet principal du presque seul en scène, Benjamin étant accompagné sur scène du musicien et comédien Brice Ormain.
Si ces dernières années, bien des artistes issus de l’immigration interrogent sur scène leur identité – plusieurs sont cités plus tôt –, les traces laissées sur celle-ci par la colonisation, plus rares sont les entreprises de déconstruction menées par des personnalités moins touchées par ce pan de l’Histoire. Benjamin Tholozan nous montre que même un homme tel que lui, « de quarante ans, blanc, bourgeois », peut être victime d’une forme de violence symbolique. En l’occurrence, cette dernière l’a mené à tout faire pour perdre son accent jugé indigne des plateaux de théâtre français comme de bien d’autres lieux de pouvoir. Il n’hésite pas à mettre sur ce phénomène le nom qui lui convient, « glottophobie », ni à donner toutes les explications qu’il faut pour que son spectateur anisé comprenne bien de quoi il retourne. Parler pointu porte un propos fort, politique, que ne cache pas son aspect très rieur et chaleureux. Le voir nous fait constater le manque sur nos scènes françaises de formes de ce type, comiques et graves à la fois.
L’art de Benjamin Tholozan à faire exister tous les membres de sa famille, en grande partie par l’accent qu’il retrouve pour l’occasion, ainsi que diverses figures historiques, est pour beaucoup dans la finesse de l’intelligence comique de sa proposition. En plaçant au cœur de sa galerie mentale de personnages le type original que fut son grand-père, amateur d’opéra autant que de corrida avec un verbe fou comme ce grand écart, l’acteur prouve ce qu’il ne se prive pas de dire aussi de manière beaucoup plus pédagogique : en uniformisant les langues, on uniformise les êtres. Et c’est d’une tristesse qu’il exprime avec pudeur, sans perdre le sourire ni s’arrêter dans sa cascade épique de souvenirs et d’épisodes historiques qu’il relate plus ou moins doctement. En reliant sans cesse son histoire et celle de ses aïeux à celle d’ancêtres encore plus lointains, à commencer par les Albigeois qui au XIIIème siècle furent massacrés sur ordre du pape, Benjamin Tholozan fait montre d’une pensée qui va bien au-delà de la question du patois et de l’intime. C’est une pensée en action, apte à relier ce qui souvent est séparé. C’est ainsi qu’un petit fils accoucha d’un pépé.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Parler pointu
Initiateur du projet, écriture et jeu Benjamin Tholozan
Écriture et mise en scène Hélène François
Avec Benjamin Tholozan et Brice OrmainCréation musicale Brice Ormain
Lumières Claire Gondrexon
Scénographie Aurélie LemaignenProduction Studio21
Coproduction Théâtre Sorano – Toulouse.
Avec le soutien du Théâtre de la Tempête, Théâtre-Sénart – Scène Nationale, CENTQUATRE-PARIS dans le cadredu dispositif 90m2 créatif conçu avec La Loge, Carreau du Temple, Théâtre 13 dans le cadre d’une résidence de création, festival FRAGMENT(S) #10 – (La Loge) et l’Adami dans le cadre du dispositif déclencheur.Durée : 1h25
Off 2024
Théâtre de la Manufacture – Intra muros
du 4 au 21 juillet 2025
à 19h15
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