Après son prometteur Chère Chambre, créé au TNS, la jeune dramaturge et metteuse en scène investit le Théâtre de la Colline avec un duo-duel d’âmes en peine, sans réussir à lui donner une réelle consistance.
Painkiller, soit, selon une traduction très littérale, un « tue-douleur », un moyen non pas de s’attaquer à la racine du mal, mais d’enrayer la transmission des signaux nerveux qui lui permettent de se propager jusqu’au cerveau, pour avoir l’illusion, enfin, de ne plus souffrir. Tout récemment, ce mot – qui signifie, en français beaucoup plus correct, « analgésique », « calmant », « antalgique » – est devenu le titre d’une remarquable mini-série en six épisodes produite par Netflix sur les ravages causés aux États-Unis par la crise des opioïdes, ces painkillers prescrits à tour de bras à bon nombre de patients américains en souffrance, jusqu’à créer chez eux une accoutumance mortifère, pour le plus grand bonheur du laboratoire Purdue Pharma, détenu par la famille Sackler, qui avait patiemment pavé le chemin afin d’en arriver là et d’assurer sa réussite financière. Chez Pauline Haudepin, il n’est pas question, ou simplement de façon subreptice et secondaire, de tels comprimés. Le Painkiller, auquel le titre de son nouveau spectacle renvoie, est le nom de scène d’un jeune humoriste qui, pour reprendre ses mots, « a le pouvoir de suspendre la mélancolie de son auditoire » grâce à des « performances entre stand-up et show burlesque ».
Oui, mais voilà, malgré les salles pleines à craquer, malgré un succès qui se ressent jusque sur Internet, où « soixante adolescents par heure s’échangent [ses] vidéos sur les réseaux sociaux », le stand-upper n’a plus vraiment le coeur à rire, enfermé dans ce personnage clownesque devenu presque mécanique, robotique, à la manière de cette intelligence artificielle qui introduit ses prestations avec une voix désagréablement métallique. Alors, du jour au lendemain, il décide de disparaître, de s’évaporer, « de couper le dernier fil auquel il tenait ». Après une soirée arrosée, le jeune homme se retrouve dans la baignoire d’une salle de bain inconnue, où se déroulera toute la pièce. Sans souvenirs des dernières heures de son existence, il fait face à un homme d’âge mûr, Sadking, qui, à la seule vue du mobilier qui lui appartient, semble disposer d’un train de vie plus que confortable. Président d’un club de football de Ligue 1, comme d’autres avant lui, l’homme d’affaires paraît tout aussi affecté que l’âme errante qu’il a décidé de recueillir. Traqué par les journalistes, visiblement au coeur d’un scandale, il a choisi de louer les services du jeune comique pour oublier ses difficultés, sa tristesse et sa douleur, se divertir et, en définitive, se détourner du réel, mais le petit prodige de l’humour s’avère plus retors qu’escompté.
Avec son goût pour l’interpénétration de l’univers du conte et de la réalité, déjà observée dans son précédent spectacle, Chère Chambre, où elle s’inspirait du « baiser au lépreux » claudélien, Pauline Haudepin transforme cette salle de bain en antre où se rejouerait l’éternel duo-duel entre le roi et son fou, entre l’ancienne génération et la nouvelle, entre la puissance socio-économique du businessman et la douce folie artistique du saltimbanque. À ceci près que leur discussion, qui prend parfois la forme d’une joute oratoire, s’enlise rapidement et peine à emprunter un chemin réellement fécond. Dans les petits numéros d’improvisation qu’ils doivent, à tour de rôle, exécuter sur les ordres de l’autre, comme dans les tableaux purement muets, le texte de la jeune dramaturge reste très en surface du mal qui étreint ses deux personnages, de leur solitude très forte – l’un face à un public d’inconnus, l’autre dans sa cage dorée où sa femme, sa fille et même sa cuisinière l’ont abandonné – et même du rapport à cette image d’eux-mêmes que, chacun à leur endroit, ils ont créée, mais dans laquelle ils se sont perdus et dont ils cherchent aujourd’hui à se défaire. Tant et si bien que le fou Painkiller comme le roi Sadking en deviennent insaisissables, inaccessibles, qu’on l’on peine à s’attacher à eux et qu’ils échouent à gagner en profondeur, en consistance et en substance, trop occupés à se jauger, puis à s’unir, dans leur duo-duel.
Tant dans la puissance de la diversion pour échapper à un réel qui, toujours, nous rattrape que dans la caricature du moi social et dans l’union de deux solitudes qui permet à l’une et à l’autre d’avancer, les voies tracées par Pauline Haudepin sont, contrairement à celles de Chère Chambre où l’autrice se tenait toujours sur la brèche dramaturgique, particulièrement attendues et ont même un léger goût de tarte à la crème. Si, comme dans son précédent spectacle, la jeune metteuse en scène prouve qu’elle est dotée d’un univers théâtral singulier, qu’elle réussit, avec l’aide du travail scénographique bi-frontal de Constant Chiassai-Polin et des lumières spectrales de Laurence Magnée, à transposer au plateau avec une belle dose d’étrangeté, elle paraît ici un brin fumeuse et masque mal la faiblesse d’un propos trop convenu, dont elle ne semble savoir que faire une fois la situation initiale posée. Alors que le tandem composé de John Arnold et de Mathias Bentahar s’en tire avec un peu plus que les honneurs et se montre capable d’osciller, avec doigté, entre l’image de façade et les fêlures intimes, leur jeu est mis au service d’un texte trop inoffensif pour ne pas placer le fou et le roi en situation d’échec.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Painkiller
Texte et mise en scène Pauline Haudepin
Avec John Arnold, Mathias Bentahar, Pauline Haudepin
Assistanat à la mise en scène Léon Ostrowsky
Collaboration artistique Alexandre Ben Mrad
Scénographie et costumes Constant Chiassai-Polin
Lumières Laurence Magnée
Son Sarah MunroProduction Compagnie THERAPHOSA BLONDI
Coproduction La Colline – théâtre national, Théâtre de la Cité internationale – Paris
Avec la participation artistique du Jeune théâtre national
Avec le soutien de la région Grand-Est, de la DRAC Grand-Est et de la Maison MainouPauline Haudepin est en résidence de création et d’actions artistiques au Théâtre de la Cité internationale.
Durée : 1h20
Théâtre de la Colline, Paris
du 6 au 30 mars 2024Théâtre de la Cité internationale, Paris
au printemps 2025
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !