Simple et légère, instructive et touchante, sentimentale et politique, la petite forme élaborée par Alice Carré, Olivier Coulon-Jablonka et Carlo Handy Charles traverse les relations entre la France et Haïti, et plus largement entre l’Occident et ses anciennes colonies. Kap O Mond ! prend talentueusement le train de l’Histoire qu’il installe dans notre aujourd’hui, et pour quatre mois au Théâtre de Belleville.
Alice Carré poursuit donc son exploration du passé colonial de la France, Olivier Coulon-Jablonka, à la mise en scène, son édification d’un théâtre qui traverse l’Histoire. Et puisqu’il s’agit dans Kap O Mond ! de parler d’Haïti, Carlo Handy Charles a collaboré à l’écriture de ce texte. Au départ, le metteur en scène du Moukden Théâtre ambitionnait une grande production, mais les complications consécutives à la Covid ont compliqué son projet. Sur scène, deux jeunes hommes racontent donc leur rencontre et les relations qui s’ensuivent, qui vont permettre au spectateur de reconsidérer celles entre la France et son ancienne colonie. Petite forme simplissime, à la scénographie minimaliste et transportable, Kap O Mond ! se révèle sous cette forme d’une efficacité et d’un charme considérables.
Avec un plaisir d’apprendre au premier plan pour qui connaît mal – et nous devons être nombreux dans ce cas – l’Histoire qui lie la France à Haïti. Révolution française, abolition de l’esclavage et lourde dette imposée avec les canons qui place d’emblée le pays sur les plus mauvais rails qui soient. Quelques grands noms familiers traversent les dialogues– Toussaint Louverture, Jean-Bertrand Aristide mais aussi le tristement fameux Duvalier et ses tontons macoutes, et Dessalines, moins connu mais pourtant tout aussi décisif dans les combats pour l’indépendance. Haïti, c’est certainement pour les français un pays frappé du sceau des malheurs – dictatures, catastrophes naturelles et corruption en guise de gangrène– qui empêchent la République de se sortir du chaos et d’une endémique pauvreté. La France n’en prend pas pour autant la responsabilité qui lui incombe, ni matériellement, ni symboliquement via un exercice de la mémoire et de clarification de l’Histoire.
Kendy et Mathieu parcourent tout cela à travers une relation qui commence donc lors d’un concours pour entrer à Sciences Po Paris. Au menu de l’épreuve, la devise républicaine « Liberté, Égalité, Fraternité ». Les deux jeunes gens se lient – d’amitié ? d’amour ? – et commencent ensemble leurs vies de jeunes adultes. Mathieu, fils de prof d’histoire, va ensuite s’engager pour une ONG et prendre un virage anti capitaliste. Kendy, lui, continuer à chercher à satisfaire les espoirs placés en lui par ses parents restés en Haïti. A travers leurs relations, se dessine celle d’un Occident, qui, même s’il est disons progressiste et de bonne volonté, conserve un rapport paternaliste avec ses anciennes colonies et leurs ressortissants. Valeurs plaquées, dysfonctionnements des ONG et autre compassion mal placée perturbent l’entente entre les deux jeunes gens qui ne renoncent pourtant pas à essayer de bâtir un avenir ensemble.
Le plus étonnant est que la relation fonctionne. Scéniquement parlant. Ce qui aurait pu être démonstratif et artificiel, par la grâce de l’écriture et du jeu de Roberto Jean et Charles Zevaco (qui seront en alternance avec Sophie Richelieu et Simon Bellouard) prend vie et embarque sans réticence. Récits relatés avec un naturel parfaitement feint alternent avec des scènes jouées avec juste ce qu’il faut de théâtralité. La relation jamais vraiment définie entre les deux jeunes gens paraît prendre l’atmosphère de l’époque et la faculté des deux jeunes gens à s’expliquer sur leurs différents fait le reste, dans le registre irrésistible de ces pièces où les personnages s’expriment avec une lucidité et une précision qu’on aimerait tous avoir au quotidien. On en ressort déplacé, s’interrogeant sur son regard, ses convictions et le monde tel qu’il change. Rafraîchi et touché.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
Kap o Mond !
Texte Alice Carré et Carlo Handy Charles
Mise en scène Olivier Coulon-Jablonka
Avec Roberto Jean et Charles Zevaco (en alternance avec Sophie Richelieu et Simon Bellouard)
Dispositif scénique Anne Vaglio
Production Compagnie Moukden Théâtre et Théâtre de Belleville
Coproduction Théâtre de La Vignette, Scène conventionnée, Université Paul-Valéry Montpellier, Théâtre du Champ au Roy- Guingamp
Coréalisation et soutien Théâtre L’Échangeur – Cie Public Chéri.
Le Moukden Théâtre est une compagnie conventionnée par la Drac Ile de France et soutenue par la région Ile de France au titre de la permanence artistique et culturelle.Durée : 1 heure
Du 05 avril au 30 juin 2023
Théâtre de Belleville – Parisdu 12 au 19 janvier 2024
Théâtre de Bretigny
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