Avec la complicité de Myriam Boudenia, la metteuse en scène plonge dans la soirée pluvieuse du 17 octobre 1961, où plusieurs dizaines de manifestants algériens sont morts sous les coups de la police française, mais paraît tourner autour de ce sujet dramatique au lieu de le prendre à bras-le-corps.
Derrière le comptoir de son officine parisienne, un pharmacien s’agite. Sous la lumière de la croix verte qui se reflète dans les rayonnages de médicaments, se succèdent des patients ordinaires, l’un pour un nez bouché, l’autre pour un mal de crâne, aussi brusque que violent. Quand, tout aussi soudainement, surgit un homme blessé à la tête, puis un second à l’abdomen, tandis que plusieurs détonations, au loin, se font entendre. « C’est la guerre ! », s’alarme l’apothicaire qui, devant l’afflux de victimes, fait son possible pour leur porter secours. De « guerre », au sens premier du terme, il n’est pas question dans les rues de Paris en cette soirée pluvieuse du 17 octobre 1961 ; de massacre, en revanche, indubitablement. Alors que, à l’appel du FLN, au moins 20 000 Algériens, hommes, femmes et enfants confondus, défilent pacifiquement, en pleine guerre d’Algérie, au coeur de la capitale pour protester contre le couvre-feu instauré pour les seuls « Français musulmans d’Algérie », les hommes du préfet de police Maurice Papon se déchainent. Comme l’a parfaitement mis en lumière Jean-Luc Einaudi dans La Bataille de Paris (17 octobre 1961), les forces de l’ordre procèdent à des arrestations en masse – près de 12 000 personnes –, passent à tabac les protestataires, les blessent, les tuent, et n’hésitent pas à les jeter dans la Seine. Résultat : quelque 120 manifestants – 200 selon certains bilans – ont perdu la vie durant cette funeste nuit.
Cet événement tragique, Louise Vignaud a choisi de lui donner corps par la bande. D’une part, en ne cherchant jamais à le représenter sur scène ; de l’autre, en utilisant la voie fictionnelle plutôt que documentaire pour en ausculter les causes et les conséquences. Scindée en trois chapitres et un prologue – « La différence », « Le silence » et « La nuit » –, la pièce qu’elle a co-écrite avec Myriam Boudenia entremêle le destin d’une large cohorte de personnages, concernés de près ou de loin par ce drame : de Zohra, une adolescente de 14 ans – inspirée par la jeune Fatima Bedar, assassinée durant la manifestation –, à Tahar, Kheira, Joss et Hamid, tous militants du FLN, de Joseph et Arthur, tous deux policiers parisiens, à Françoise, enceinte de Tahar et aide-comptable dans l’usine où se croisent nombre de figures, d’Octobre, un homme algérien à la présence fantomatique, à l’archiviste – inspirée de la conservatrice en chef des Archives Nationales, Brigitte Lainé – qui s’échine à débusquer les preuves pour attester de la réalité du massacre. À travers ces différents parcours, qui s’entrecroisent dans divers lieux – l’usine, le commissariat, les logements… –, les deux co-autrices tentent de révéler les fractures qui scindent la société française, usée par une guerre d’Algérie qui n’en finit pas, et font monter les tensions, notamment raciales, qui ont créé les conditions d’un tel drame ; mais aussi le désarroi de l’entourage des victimes confronté à la chape de plomb étatique qui ne tarde pas à entourer ce massacre pour mieux le nier.
Las, en multipliant ainsi les portes d’entrée et les thématiques abordées, Louise Vignaud donne rapidement l’impression de tourner autour de son sujet au lieu de le prendre à bras-le-corps. Intellectuellement séduisant, le parti-pris de la fiction tend à diluer le récit, éparpillé entre des ramifications beaucoup trop nombreuses qui ne permettent pas aux personnages de prendre suffisamment d’envergure. Dès lors, alors que le travail de tisserand qu’elle a réalisé avec Myriam Boudenia est sans aucun doute colossal, et permet à la pièce de ne tomber dans aucun écueil simplificateur, une certaine sensation de superficialité se dégage de cette multiplicité, comme si les figures et les parcours de vie s’en trouvaient rapetissés. Surtout, en se focalisant sur la micro-histoire, Louise Vignaud n’apporte pas suffisamment de contexte historique, et paraît évacuer toute dimension strictement politique au-delà des enjeux sociétaux qui en sont pétris. Préjudiciable, ce manque de macro-histoire tend à amoindrir l’impact de la logique gaullienne de réconciliation – qui fait de la guerre d’Algérie, encore aujourd’hui, si ce n’est l’un des tabous, à tout le moins l’un des points de tension de l’histoire contemporaine française – et la responsabilité des décideurs, à commencer par celle de Maurice Papon, alors préfet de police de la capitale.
Logiquement, la mise en scène peine à suivre ce récit qui brasse malheureusement un peu trop large. Exception faite de la scène du commissariat, où les différents entourages des victimes se retrouvent pour demander des comptes à des policiers inflexibles, pour ne pas dire méprisants, le travail scénique de Louise Vignaud échoue à faire monter la tension, et à souligner les points saillants et les enjeux de la pièce. Si la scénographie d’Irène Vignaud est astucieuse et modulable à l’envi pour reproduire les différents lieux et transformer les caissons en casiers d’usine, en rayonnages de médicaments, en placards de cuisine ou en chambre mortuaire, elle se révèle, à la longue, triste, monochrome et insuffisamment soutenue par les lumières blafardes de Julie-Lola Lanteri. D’autant que les multiples effets voulus par la metteuse en scène, notamment ceux à base d’eau et de sable, ne réussissaient pas encore, au soir de la seconde représentation à la Comédie de Béthune, à aller au bout de leurs prétentions esthétiques. Dans cet ensemble scéniquement terne et insuffisamment radical et direct dans son approche, la dizaine de comédiens présents au plateau échouent alors à donner du relief aux personnages qu’ils incarnent. Allant jusqu’à faire perdre à cette Nuit d’Octobre une partie de sa violence intrinsèque.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Nuit d’Octobre
Texte Myriam Boudenia, Louise Vignaud
Mise en scène Louise Vignaud
Avec Simon Alopé, Lina Alsayed, Magali Bonat, Mohamed Brikat, Pauline Coffre, Ali Esmili, Yasmine Hadj Ali, Clément Morinière, Sven Narbonne, Lounès Tazaïrt, Charlotte Villalonga
Direction technique, régie générale Nicolas Hénault
Assistanat à la mise en scène Margot Théry
Scénographie Irène Vignaud
Lumière Julie-Lola Lanteri
Son Orane Duclos
Costumes Emily Cauwet-Lafont
Perruques et maquillage Judith Scotto
Construction du décor Marc Valladon et l’atelier PhalanstèreProduction La Résolue, Comédie de Béthune – CDN Hauts-de-France
Coproduction La Criée – Théâtre national de Marseille, Théâtre Gérard Philippe – CDN de Saint-Denis, Théâtre Molière – Scène nationale archipel de Thau-Sète, Le Vellein – Scènes de la CAPI – Villefontaine, Les Théâtres – Marseille/Aix-en-ProvenceAvec le soutien du Fonds SACD Théâtre. Ce texte est lauréat de l’aide nationale à la création de texte dramatique – ARTCENA. La compagnie La Résolue est conventionnée par la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes et subventionnée par la Région Auvergne-Rhône-Alpes.Avec la participation du Jeune Théâtre National et de l’École de la Comédie de Saint-Étienne. Louise Vignaud est artiste associée à la Comédie de Béthune et à La Criée – Marseille.
Durée : 2h
Comédie de Béthune
du 13 au 20 octobre 2023Théâtre Gérard Philipe, CDN de Saint- Denis
du 15 au 26 novembreLa Criée Théâtre de Marseille, en co-accueil avec Les Théâtres Aix-Marseille
du 29 novembre au 3 décembreThéâtre Molière, Scène nationale archipel de Thau, Sète
le 19 mars 2024Le Bateau Feu Dunkerque, Scène nationale
le 22 mars
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