L’auteur-comédien et le plasticien-performeur mettent en commun leurs pratiques respectives de la « causerie » et de la performance plastique à base d’argile pour interroger les liens entre la pierre et la chair. L’objet qu’ils façonnent ensemble, Nos cœurs en Terre, est un rituel d’une beauté singulière pour retrouver l’étonnement d’être vivant.
Lorsqu’ils s’avancent d’un même pas vers le centre du plateau, l’un chargé d’un tapis enroulé et l’autre d’une chaise, Olivier de Sagazan et David Wahl paraissent débarquer chacun d’une planète lointaine. Le vague sourire qu’ils semblent arborer malgré eux, leur démarche un peu maladroite, comme celle de deux types restés trop longtemps assis ou couchés, ou qui auraient été un temps soumis à un autre type de lumière et de gravité que celles qui imposent leur loi dans une salle de spectacle, leur donne des accents burlesques et une apparence absurde. Tandis que l’un déroule son fardeau sur la scène, que l’autre pose le sien et s’y assoit, les deux hommes font presque penser à un duo de clowns. Malgré les costumes assez chics et parfaitement identiques qu’ils arborent, ils ont d’emblée l’air d’avoir quelque chose « qui cloche », une certaine bizarrerie. Cette étrangeté, ce décalage n’est pas feint, et qui connaît les pratiques artistiques individuelles de ces deux artistes le sait bien. Pour Nos cœurs en Terre, créé en 2021 au Festival d’Avignon dans le cadre de Vive le sujet ! et retravaillé, amplifié, à l’occasion de sa reprise en salles, le plasticien-performeur et l’auteur-comédien font de la sorte d’écart qui les caractérise le socle de leur rencontre. L’échange qu’ils déploient a ainsi toutes les qualités du naturel, ce qui colle bien à leur sujet, dont le titre donne quelque idée : les relations entre vie minérale et biologique.
La force de Nos cœurs en Terre réside dans l’occasion qu’y ont vue ses protagonistes d’approfondir leurs recherches respectives, de tenter des choses nouvelles tout en poursuivant leur drôle de fil, dans les deux cas très précis et singulier dans notre paysage théâtral. Chaque week-end entre le 1er et le 24 novembre, le Théâtre de la Tempête, où le binôme a pu remettre sur le métier son objet insolite né quelques années plus tôt, donne à son public la chance de pouvoir assister au chemin de David Wahl. Avant Nos cœurs en Terre, l’artiste présente son Histoire spirituelle de la danse, la troisième de ses créations personnelles, ou plutôt de ses « causeries », terme qu’il emploie pour désigner un genre qu’il a lui-même inventé et dans lequel il s’est brillamment spécialisé. Comme son Traité de la boule de cristal (2015) et La visite curieuse et secrète (2014) qui la précèdent, mais aussi Le Sale discours (2017) et Histoires de fouilles (2018) qui lui succèdent, toutes créées avec la collaboration de Gaëlle Hausermann, qui assure aussi la mise en scène de Nos cœurs en Terre, cette causerie est un « récit qui se nourrit d’Histoire, de sciences, de philosophie, de littérature, de domaines de recherches et de savoirs qu’on n’ose pas trop mélanger d’ordinaire », lit-on sur le site internet de David Wahl. Entouré de bougies et de quelques autres objets qui suffisent à camper un univers de cabinet de curiosités, l’auteur-comédien se lance dans son sujet avec un goût évident des histoires en général, et en particulier de celles qu’on a oubliées, laissées tomber.
Puisées à des sources diverses, historiques ou scientifiques, appartenant à des époques elles aussi différentes, et que leur rapporteur a bien pris soin de ne pas présenter dans un ordre chronologique ni même logique apparent, beaucoup de ces histoires semblent tellement incongrues qu’un spectateur ou un lecteur mal informé pourrait les croire inventées. C’est peut-être la cause de leur abandon sur le bas-côté des grandes autoroutes de l’Histoire, et c’est assurément pour cette raison que David Wahl leur prête sa langue très élégante, presque anachronique à force d’être distinguée. Dans cette causerie – que, pour notre part, nous n’avons pas revue à La Tempête –, l’artiste se délecte du paradoxe auquel il se livre : aborder la danse sans en esquisser le moindre pas. Ce plaisir de l’antinomie, avec sa quête de l’étonnement face à la richesse de la vie, est l’une des grandes lignes de la recherche de David Wahl, que Nos cœurs en Terre déplace légèrement. Non pour la sortir de son axe, mais, au contraire, pour mieux le donner à apprécier. Car, en entraînant l’insolite conteur vers une théâtralité bien plus physique et visuelle que celle dont il a l’habitude, Olivier de Sagazan lui permet en quelque sorte d’incarner sa forme de pensée et de rêverie – les deux sont chez lui indissociables. Pour cela, le performeur n’a guère besoin d’illustrer le chemin narratif de David Wahl : il lui suffit de s’adonner à son art fascinant de la sculpture sur corps, sur lui-même comme sur son compagnon. Cette pratique, qui tient du rituel, de la cérémonie, se veut aussi révélatrice de la chose extravagante qu’est l’existence, comme c’est le cas chez Sagazan depuis sa célèbre performance Transfiguration, créée il y a une vingtaine d’années et toujours en tournée.
Les récits de David Wahl, dont l’apparence humaine s’estompe à mesure qu’Olivier de Sagazan officie, n’expliquent pas non plus la démarche de ce dernier. Leur poésie et leur cérébralité savent accompagner les métamorphoses du plasticien sans les affadir. Tous les personnages convoqués par le narrateur avec son verbe doux et porté sur le coq-à-l’âne, selon une trajectoire qu’on devine en partie guidée par les transformations qu’il subit, creusent la question du lien entre pierre et chair – c’est là le paradoxe du spectacle – de concert avec les deux artistes. Le premier de ces nombreux invités, l’humaniste Pierre Borel (1620-1671), qui disait avoir trouvé « un moyen de construire des caravelles volantes afin d’aller visiter les extraterrestres comme – il aimait cette comparaison – Christophe Colomb avait visité les Indiens » et prétendait aussi avoir découvert le sexe des pierres, ouvre une collection d’histoires, fondées sur la frontière entre l’humain et le minéral, qui ne ressemblent pas à celles ayant cours par chez nous aujourd’hui. Avec une tradition japonaise consistant à jeter de l’eau boueuse sur de jeunes mariés pour leur garantir bonheur et fertilité, ou une hypothèse selon laquelle la vie originelle serait née dans l’argile, cette figure savoureuse, hélas tout à fait tombée dans l’oubli, contribue à l’échafaudage beau et fragile – on en voit les coutures, toutes inattendues – d’un autre regard sur le monde, sans tentative d’en hiérarchiser ou d’en détruire des parties. En fusionnant leurs deux planètes où le réel se mêle sans cesse à l’imaginaire, David Wahl et Olivier de Sagazan font la preuve du type de courage nécessaire aux changements indispensables à la survie de notre planète.
Anaïs Heluin – www.scenweb.fr
Nos cœurs en Terre
Texte David Wahl
Conception et réalisation David Wahl, Olivier de Sagazan
Mise en scène Gaëlle Hausermann
Avec Olivier de Sagazan, David Wahl
Lumières Jérôme Delporte
Régie générale Anne Wagner Dit Reinhardt
Régie son Alexis DedieuProduction Incipit
Coproduction SACD ; Festival d’Avignon ; Le Quartz – Scène nationale de Brest ; Théâtre du Champ au Roy – Guingamp
Avec l’aide de la Ville de Brest, de la Région Bretagne, du Conseil départemental du Finistère, de la DRAC Bretagne dans le cadre du Plan de relance 2022 et de l’ONYX – Théâtre de Saint-Herblain – scène conventionnée d’intérêt national Art et Création pour la danse et les arts du cirque pour la reprise 2022/2023
Avec le soutien du Centquatre-Paris et de la Ville de Paris
Avec le soutien financier de Spectacle vivant en Bretagne pour ces représentations en coréalisation avec le Théâtre de la TempêteDavid Wahl est artiste associé à Océanopolis Brest, Centre national de culture scientifique dédié à l’Océan.
Le texte a paru aux éditions Premier Parallèle sous le titre Le Sexe des pierres.
Durée : 50 minutes
Théâtre de la Tempête, Paris
du 1er au 24 novembre 2024
En diptyque avec Histoire Spirituelle de la danse
les 2, 3, 9, 10, 16, 17, 23 et 24 novembre
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