Au sein de la compagnie Ea Eo, Neta Oren et Éric Longequel développent un jonglage épuré et partageur. Un langage où les mots et les balles nous entraînent comme du Nirvana, qui inspire leur riche et joyeux Unplugged, créé en avril à La Maison des Jonglages dont ils sont artistes associés.
Entre l’enfance de Neta Oren et celle d’Éric Longequel, il y a bien des différences, des distances. Mais il y a aussi un même sens du jeu, une même attirance pour l’une des disciplines du cirque : le jonglage. Chacun dans son coin du monde, tous les deux en découvrent assez tôt l’étendue des possibles. Comme les autres branches des arts de la piste le jonglage commence, avec le développement du nouveau cirque, à conquérir son autonomie. Neta et Éric n’envisagent pourtant pas tout de suite de faire de leur passion un métier. En Israël, le nouveau cirque qui n’a alors fait son apparition que depuis peu n’offre aucune perspective professionnelle. « Ce qui n’a d’ailleurs pas beaucoup changé, malgré la multiplication des compagnies et des formations », remarque Neta Oren. Elle jongle en amateure jusqu’à ses 18 ans, qui n’est pas pour elle l’âge du service militaire obligatoire, mais celui du départ pour la France, eldorado du jonglage.
Pour que Neta et Éric se rencontrent, il faudra pourtant encore quelques années. Le temps qu’Éric sorte d’une école d’ingénieur, épisode sur lequel il ne s’attarde pas, et qu’il décide lui aussi d’entrer pleinement en jonglage. Impensable quelques années plus tôt, la rencontre devient de l’ordre du possible. Mais patience, encore. Éric se forme à la FAAC (Formation Alternative et Autogérée aux Arts du Cirque), où le professeur Jean-Daniel Fricker et l’élève Johan Swartvagher marquent durablement son approche du jonglage. Neta se forme deux ans à Lyon. Éric créée une première compagnie avec Antonin Hartz, Filophile, et met le diabolo à l’épreuve de ses fantaisies. Neta quitte Lyon pour Toulouse, où elle intègre l’École Supérieure des Arts du Cirque Le Lido pendant deux ans… Où Éric vient un jour donner un stage. La magie du jonglage opère enfin : c’est désormais ensemble que les deux jongleurs luttent contre la gravité. Au sens propre comme au figuré.
Le jonglage pour le jonglage
« À l’école, on nous poussait à faire beaucoup de théâtre, beaucoup de danse… Le jonglage n’était jamais central. Or pour moi, il n’y avait pas de doute, c’était bien du jonglage que je voulais faire mon langage principal. C’était aussi l’approche d’Éric et de ses complices Jordaan De Cuyper, Sander De Cuyper et Bram Dobbelaere pour le spectacle All the fun qu’ils m’ont proposé d’intégrer. Bien sûr, j’ai accepté ! », se rappelle Neta Oren. Nous sommes alors en 2015, soit déjà six ans après la création de la Cie Ea Eo par Éric et les trois artistes cités plus tôt par Neta. Et s’il veut lui aussi mettre le jonglage au cœur de sa pratique de la scène, c’est parce qu’il ne l’a pas toujours fait. « Avec m2, notre première création, nous nous sommes inscrits dans la grande tendance de l’époque, qui consiste à vouloir faire dire quelque chose au cirque. On a dit des trucs sur les rapports sociaux, sur la violence ordinaire, tout en essayant d’exprimer notre goût pour la figure, pour la routine bien faite qui vient de notre passé de jongleurs amateurs à tous les quatre. Mais on sentait que le récit et le jonglage avaient du mal à se rencontrer. C’est pourquoi dans notre création suivante, on a décidé d’être radicaux, de ne dire que ce que seul le jonglage peut dire ». Pour rire.
Présenté comme « une bonne blague racontée dans une langue que personne ne comprend », All the fun est donc un tournant pour la compagnie Ea Eo. Pour les raisons évoquées plus tôt par Éric, et pour la complicité qui naît entre lui et Neta. Laquelle mène les deux jongleurs sur la piste d’Unplugged, qu’ils écrivent et interprètent ensemble, avec le musicien Paul Changarnier et un ou deux jongleurs invités à chaque représentation. Car le couple a le goût de l’hommage, de la citation. Dans ce spectacle répété en partie à domicile pendant le confinement – ils remercient au passage les voisins qui les ont laissés répéter une heure par jour, car oui, ils partagent maintenant le quotidien en plus du jonglage –, Neta et Éric transposent dans leur discipline une pratique qui vient de la musique : le cover. Structurée en dix partie ou « routines », la pièce créée en avril 2021 à La Maison des Jonglages en dit en effet aussi long sur le jonglage du couple que sur celui d’autres artistes qui lui sont proches ou plus éloignés. Avec Unplugged, on entre en jonglage comme dans un foyer ami. Ponctuée par des anecdotes folles, inattendues, la visite est riche et chaleureuse.
Le sens (large) de la famille…
« L’histoire du jonglage est peu connue de ceux qui ne jonglent pas, et nous avions envie de faire découvrir cette communauté à un plus grand nombre », explique Éric. L’idée de base vient de Neta, marquée par la légendaire émission « MTV Unplugged » où le groupe Nirvana invite un jour un autre groupe américain aujourd’hui tombé dans un oubli presque complet, les Meat Puppets. « J’ai surtout été charmée par le rapport au public de Kurt Cobain : pendant la performance, il donnait tout, comme en plein concert, et entre deux morceaux il discutait avec le public sur un ton quotidien, décontracté », raconte Neta, dont l’amour pour la musique s’exprime aussi au sein d’une autre compagnie, Stopoï, qu’elle confonde en 2016 avec deux autres jongleurs. C’est ce mélange de grande familiarité, de simplicité mêlée à l’excellence d’une technique, qu’elle et Éric ont voulu créer dans Unplugged, avec les balles, les massues et autres éléments de leur vocabulaire. Avec succès, malgré l’arrivée de la Covid qui a largement bouleversé leur idée d’origine.
Artistes associés pour deux ans à la Maison des Jonglages de La Courneuve, ils avaient en effet d’abord imaginé créer leur spectacle à partir d’une série de soirées organisées dans ce lieu et alentours. Ils y auraient à chaque fois invité deux jongleurs différents et un musicien pour « une soirée de jonglage sans aucun artifice ni amplification, avec du vin chaud ». Bien que contraints à une création plus solitaire, les artistes n’ont pas renoncé à leur envie d’inviter sur scène leur grande famille. En avril à la Maison des Jonglages, ce sont leurs amis d’All the fun qui les ont accompagnés pour leur première. « Nous avons pleuré en revoyant la routine 1 massue de Pol&Freddy, et serré les fesses sur LA figure impossible de Jordaan », relate le lendemain Éric sur les réseaux sociaux.
Éric et Neta ont aussi l’art de rendre présents bien des absents. Ainsi de Luke Wilson et de Jay Gilligan par exemple, dont ils reprennent des numéros avec un bonheur et un respect qui réjouissent autant sinon plus que la plus incroyable des performances. On découvre aussi par exemple l’existence d’une certaine Maya Rubstova, que le couple ne connaît pas personnellement, mais que Jay Gilligan a rencontrée en Russie et dont il a vanté les exploits à ses amis – elle jonglait avec un ours sur la tête, disait-il, sans préciser qu’il était en peluche ! Certaines des histoires et des routines qui composent Unplugged ont été exhumées par les artistes dans le cadre d’une autre création, By hand, inspirée de By Heart de Tiago Rodrigues qui invitait au plateau dix spectateurs à apprendre avec lui un sonnet de Shakespeare. Encore un bel emprunt.
… et du répertoire
On ne peut s’empêcher en voyant le travail d’Ea Eo, puis en écoutant Neta et Éric, de penser à la grande polémique qui a récemment agité le milieu du cirque. D’autant que Neta a à ses débuts été interprète pour l’artiste qui en est la cause : Yoann Bourgeois, accusé par une vidéo anonyme d’avoir emprunté sans prévenir des motifs à différents artistes. Le couple fait absolument l’inverse. « Je pense qu’il a loupé un coche. Le nouveau cirque arrive à un moment où il peut et même a intérêt à regarder en arrière et juger du chemin parcouru », estime Éric Longequel.
C’est à partir de cette certitude, de ce désir de s’inscrire au sein d’une histoire déjà riche, de dialoguer avec, que ce dernier commence à écrire une nouvelle création prévue pour 2022, Les Fauves. Il l’écrira cette fois avec Johan Swartvagher, qui signait déjà la mise en scène de All the fun, de même que celle de Flaque de la compagnie Defracto, avec laquelle collabore aussi Éric. Sous un chapiteau bulle, Éric et ses partenaires souhaitent retracer l’histoire de leurs propres pratiques, pour imaginer quelque chose qui les dépasse : le jonglage du futur. Neta, bien sûr, sera de l’aventure. Elle aura d’ici-là donné naissance à un enfant de la balle, auquel nous souhaitons d’arriver dans un monde où les spectacles peuvent rencontrer un public.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
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