Dans Natchav, la compagnie Les ombres portées met son théâtre d’ombres au service de l’histoire d’un cirque contraint par la police à quitter la ville. Entre ses mains, le miniature, le fragile se fait grandiose.
Depuis sa fondation en 2009, Les ombres portées a créé beaucoup moins de spectacles que la plupart des compagnies actuelles. En douze ans d’existence, ce collectif regroupant une quinzaine d’artistes et de techniciens issus de divers univers – musique, scénographie, construction, dessin, lumière, écriture… – n’a en effet conçu que trois pièces. Pour créer un monde d’ombres complexe, en mouvement, il faut du temps : entre l’écriture et la construction des figurines et des paysages qui le constituent, plusieurs années sont en effet nécessaires au collectif. Pour sa dernière création Natchav, dont la vie commencée en 2019 a été arrêtée dans sa course par la Covid, il lui aura fallu pas moins de trois ans. Période pendant lesquels elle jouait aussi ses deux précédentes créations, Pekee-nuee-nuee (2011) et surtout Les Somnambules (2015). Preuve de la reconnaissance du théâtre d’ombres – et plus largement du théâtre d’objets et de marionnettes – par les institutions, le milieu professionnel et le public, ce bel équilibre entre une large diffusion et un temps de recherche étendu fait des miracles. Natchav en est un.
Cette troisième création des Ombres portées a été présentée dans le cadre de la 60ème édition du Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes (17-26 septembre 2021). Carrefour de la marionnette sous toutes ses formes, venues de tous horizons – un peu moins cette année du fait du contexte sanitaire –, cette biennale a toujours fait une place au théâtre d’ombres : ses figurines, ses paysages ont besoin de manipulateurs pour s’éveiller ; elles peuvent en cela répondre à la définition de la marionnette. Quand bien même ceux qui le pratiquent revendiquent rarement leur appartenance au réseau qui structure ce domaine fertile des arts vivants. Le mot « marionnette » ne fait guère partie du champ lexical de la compagnie, mais qu’importe : à la suite d’Anne-Françoise Cabanis, le nouveau directeur du festival, Pierre-Yves Charlois, défend une vision large d’une pratique qui par essence existe à la croisée de plusieurs disciplines.
Natchav est d’ailleurs un bel exemple de ces entrelacements : avec cette pièce, les ombres se posent sur le milieu du cirque. Comme à son habitude, le collectif Les ombres portées déploie pour cela une fiction sans paroles : celle d’un cirque dont le nom, qui est celui du spectacle, n’a pas été choisi par hasard. Il signifie en romani « s’en aller, s’enfuir », et c’est en effet ce qu’est sommée de faire toute la troupe du cirque ambulant par une police hostile à toute forme de joie et de liberté, à fortiori lorsqu’elle s’exprime en musique et en acrobaties. À peine installé, le chapiteau quitte le centre-ville pour un espace plus excentré. La persévérance des artistes n’est pas du goût des agents : de la lumière de son cirque, le directeur de la troupe se retrouve dans l’obscurité d’une cellule, d’où finiront par le tirer ses irréductibles amis. Ainsi posée par écrit, l’histoire de Natchav semble bien simple. C’est que les mots ne lui conviennent pas. Dans ce spectacle qui s’adresse à tous, enfants comme adultes, le relief, la profondeur vient d’ailleurs.
Elle jaillit de la manière dont les quatre marionnettistes – en alternance Margot Chamberlin, Erol Gülgönen, Florence Kormann, Frédéric Laügt, Marion Lefebvre, Christophe Pagnon, Claire Van Zande font apparaître les images du cirque et de ses figures sur un écran tendu en fond de scène. Elle doit beaucoup aussi à la musique et aux bruitages, interprétés sur le plateau par deux musiciens – Séline Gülgönen, Jean Lucas, Simon Plane et Lionel Riou (en alternance eux aussi) –, dont les compositions sont très nettement inspirées des musiques de cirque. À vue, mais dans une semi-obscurité indispensable à la naissance des ombres, les quatre premiers se livrent à une sorte de ballet dont les rapports avec l’histoire muette sont rarement évidents. Si l’on aperçoit ici un chapiteau miniature, là une boite remplie de portes et de barreaux, les gestes et les techniques qui leur donnent vie nous demeurent en grande partie cachés, mystérieux.
Le travail des Ombres portées se distingue en cela – et en bien d’autres choses – du cinéma d’animation, auquel font pourtant penser les scènes de cirque et de prison qui se succèdent avec fluidité sur l’écran. Naïves mais ciselées, précises, les figures qui symbolisent dans Natchav deux manières opposées d’être au monde offrent la preuve que la grandeur et la poésie peuvent loger dans le tout petit. À condition de bien vouloir y prêter son temps et son attention, les ombres forment des mondes passionnants, que l’on pourrait contempler longtemps si très vite, l’ombre ne laissait place au noir. Il n’y a plus qu’à les retrouver en rêve : leur liberté, leur légèreté y trouveront une place de choix. De même que dans les nombreux théâtres qui ont la bonne idée d’accueillir cette saison Natchav pendant que, sans doute, un nouveau monde d’ombres se prépare dans les ateliers de la compagnie.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Natchav
Conception et réalisation : Les ombres portées
Manipulation et lumières : 4 marionnettistes (en alternance)
Margot Chamberlin, Erol Gülgönen, Florence Kormann, Frédéric Laügt, Marion Lefebvre, Christophe Pagnon, Claire Van Zande
Musique et bruitages : 2 musiciens (en alternance)
Séline Gülgönen (clarinettes, accordéon, percussions), Jean Lucas (trombone, accordéon, percussions), Simon Plane (trompette, accordéon, percussions), Lionel Riou (trompette, accordéon, percussions)
Régie lumière : 1 régisseur (en alternance)
Nicolas Dalban-Moreynas, Thibault Moutin
Régie son : 1 régisseur (en alternance) Frédéric Laügt, Yaniz Mango, Corentin Vigot
Costumes : Zoé Caugant
Construction bruitages : Léo Maurel
Diffusion : Christelle Lechat
Avec l’aide de : Baptiste Bouquin (oreilles extérieures) et Jean-Yves Pénafiel (regard extérieur)
Merci aussi à : Francine Benotman, Jacques Bouault, Stéphane Revelant et Elsa VanzandeDurée : 1h
Le Manège, scène nationale de Reims
Du 12 au 15 décembre 2023Théâtre des Aspres – Thuir
Du 20 au 21 décembre 2023TNP – Théâtre national populaire
Du 9 au 13 janvier 2024Houdremont, centre culturel
Le 26 janvier 2024TGP – Théâtre Gérard Philipe, Centre dramatique national
Du 31 janvier au 3 février 2024CDA – Centre des arts, scène conventionnée – Enghein
Du 3 au 4 mars 2024Le Grand R, scène nationale
Du 11 au 12 mars 2024
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