Pour sa première mise en scène, l’autrice Penda Diouf déplie une forme aussi intelligente que percutante. Un spectacle interprété avec puissance par Nan Yadji Ka-Gara.
Idéalement, le théâtre est le lieu de la polysémie ou, à tout le moins, c’est l’idéal que l’on se fait de cet art. Si, parfois, la polysémie de la chose théâtrale échappe aux artistes et aux spectacles, les signes devenant proliférants et contradictoires, d’autres fois, au contraire, elle se révèle maîtrisée et savamment dosée, passant aisément de l’un à l’autre des signifiants convoqués. Pour Pistes…, créée au Théâtre du Nord, c’est assurément le second cas qui l’emporte : dans ce qui constitue son premier passage à la mise en scène, l’autrice Penda Diouf compose un spectacle travaillant les possibles de son intitulé de façon équilibrée dans sa structure, sa forme et son déroulé – seule la durée vient légèrement entamer l’énergie et la vitalité du propos.
Penda Diouf a écrit Pistes… en 2017. Ce texte, fruit d’une commande d’écriture de la SACD sur la thématique du courage, comportait également la condition d’être lu en public par l’autrice elle-même. Par la suite, la pièce a continué son parcours : créée à l’automne 2020 par le metteur en scène Aristide Tarnagda, publiée aux éditions Quartett en 2021, diffusée sur France Culture en mars 2022… Alors que nombre de ses autres pièces sont actuellement montées et jouées, qu’est-ce qui a pu déclencher chez l’artiste membre de l’Ensemble artistique de la Comédie de Valence et associée au Théâtre du Nord le désir de ce texte-ci ? Comme elle l’explicite, Pistes… n’est pas tant une réponse à un souhait préalable qu’à l’origine même du désir de mettre en scène : « J’avais surtout envie de mettre en scène Pistes… parce que c’est une histoire jusqu’à un certain point autobiographique. » Et ce moteur-là traverse, de fait, toute la représentation, irriguant le spectacle de la nécessité à dire et transmettre une histoire, des histoires.
Pour porter ce qui constitue partiellement une démarche autobiographique, Penda Diouf construit un récit qui par sa structure peut parfois – au théâtre comme dans le champ du cinéma documentaire – ressembler à un exercice de style. Soit la retraversée d’épisodes de l’enfance et le tissage de ceux-ci avec un plus vaste récit, que l’auteur·rice aura découvert parfois fortuitement et dans lequel iel se sera plongé·e. L’articulation de la grande et de la petite histoire, la mise en résonance d’histoires intimes avec des tragédies historiques, les sauts d’une période à l’autre et les allers-retours permettent d’articuler les oppressions, et de rappeler le caractère systémique des violences subies. Dans Pistes …, la maîtrise de ces diverses données saisit, tant dans l’écriture, dans la mise en scène que dans l’interprétation. Mais quid, alors, de ces multiples « pistes » ? Évoquant son enfance – marquée par le racisme, la relégation, la misogynoir –, Penda Diouf coud ces enjeux et récits intimes avec sa découverte, en 1996, de l’athlète namibien Frank Fredericks, dit Frankie Fredericks – champion du monde du 200 mètres en 1993 et double vice-champion olympique en 1992 et 1996 –, qui l’amena à se plonger dans l’histoire de ce pays et à s’y rendre, sur les traces du génocide commis par les Allemands au début du XXe siècle.
Interprété avec une rigueur impeccable – maîtrise là encore – par Nan Yadji Ka-Gara, ce monologue se déploie dans une scénographie stylisée. Conçue par Léa Jézéquel et le directeur du Théâtre du Nord, David Bobée, elle recourt à quelques signes simples et efficaces, aisément lisibles : outre une « piste » d’athlétisme aux sept couloirs de course, qui s’étire du sol jusqu’à disparaître dans les hauteurs des cintres, le reste de la scène est occupée par une toile de couleur ocre. Un espace vide – renvoyant au désert où moururent nombre de Héréros et Namas – qui ne se peuplera que ponctuellement de projections vidéos des figures convoquées par Nan Yadji Ka-Gara (notamment Frankie Fredericks), puis d’un tronc d’arbre sec et de crânes lors de la séquence finale. Rien de trop dans tous ces éléments, et tous donnent à voir le cheminement mental du personnage sans l’entraver.
Si c’est bien un chemin aux multiples pistes que Penda Diouf a écrit, le texte intègre dans sa structure le souhait de les relier. Et le passage des souvenirs d’enfance et d’adolescence – où le racisme est omniprésent – au génocide subi par les peuples Héréros et Namas au début du XXe siècle – dont on peut aisément considérer qu’il fut un laboratoire préalable à la Shoah pour les Allemands –, jusqu’au voyage en Namibie que l’autrice effectua seule, est donné comme « cousu ». L’on découvre donc un patchwork composé de plusieurs styles d’écriture – du lyrique au factuel – et de registres de jeu – métaphoriques et chorégraphiés, ou direct, sans fard. Cette partition tant textuelle que gestuelle, Nan Yadji Ka-Gara la tient de bout en bout, enchaînant les séquences avec fluidité et une présence sans faille. C’est peu de dire que l’ensemble percute. Chaque propos fait mouche, du racisme systémique en France aux méthodes génocidaires – déshumanisation, assassinats systématiques, sous-alimentation – qui renvoient à d’autres génocides contemporains, celui de la population palestinienne de Gaza en tête. Plus largement revient aussi la question du double standard perpétuant des comportements racistes à l’égard des minorités. Face à tout cela, l’enjeu que déplie Pistes … est bien de nommer, arracher à la silenciation et à l’invisibilisation, transmettre la nécessité de (se) raconter pour ne plus subir. La seule réserve porte sur la scène finale. Dans un rituel puissant, renvoyant à l’absence de sépultures pour les peuples Héréros et Namas tués dans l’indifférence de la communauté internationale, la comédienne dispose des crânes au sol. Patiemment, méthodiquement. Au soir de la première, ce qui devrait constituer l’une des acmés de Pistes… s’est comme essoufflé. Gageons qu’au fil des représentations, l’équipe trouvera le juste équilibre permettant d’articuler cette séquence à celles qui l’ont précédée, afin de conserver toute la force de déflagration de ces récits.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Pistes…
Texte et mise en scène Penda Diouf
Avec Nan Yadji Ka-Gara
Scénographie David Bobée, Léa Jézéquel
Chorégraphie Robyn Orlin
Création sonore Lundja Medjoub
Création lumière Claire Gondrexon
Création vidéo Wojtek Doroszuk
Décor Atelier du Théâtre du NordProduction Théâtre du Nord, CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France
Coproduction TAP – Scène nationale du Grand Poitiers ; Le Méta, Centre Dramatique National de Poitiers Nouvelle Aquitaine ; Scène nationale de l’Essonne
Avec le soutien du Dispositif d’Insertion de l’École du Nord, financé par le Ministère de la Culture et la Région Hauts-de FranceDurée : 1h55
Vu en janvier 2025 au Théâtre du Nord, CDN de Lille
Théâtre 13, Paris
du 19 au 29 marsCentre d’Animation de Beaulieu, dans le cadre des saisons du Méta CDN Poitiers Nouvelle Aquitaine et du TAP – Scène nationale
le 3 avril
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