À Mythos, les artistes de la parole ont la langue qui tremble
Le festival Mythos à Rennes a témoigné cette année encore de l’état actuel des arts de la parole. Aussi bien parmi les figures historiques de la manifestation née au milieu des années 1990 que chez les nouveaux venus, le récit se trouve chamboulé par les dérives du présent. Ces verbes qui tanguent sont ainsi les miroirs de l’époque, mais aussi les laboratoires de futurs possibles.
Si le festival Mythos a bien grandi depuis sa naissance à Rennes en 1996, où il se tenait sur quatre soirées dans le seul Théâtre du Vieux Saint-Étienne, il n’a pas perdu de vue ses origines. Alors que la chanson française, puis la gastronomie et, depuis cette année, la création vidéo immersive se sont glissées au sein de l’événement devenu majeur en Bretagne, le conte, qui est au départ son unique invité, y occupe encore une place de choix. La manifestation est un baromètre des plus fiables de l’état de cette forme d’expression artistique et de ses évolutions. Avec sa programmation spectacle vivant, à laquelle nous nous intéresserons exclusivement ici, Mythos témoigne aussi de l’éclosion de bien des nouvelles tendances qui partent du conte pour s’en éloigner de diverses manières, tout en conservant la parole au centre.
Comme l’a très bien prouvé sa 28e édition, qui s’est tenue du 20 mars au 6 avril 2025, le festival cultive pour cela d’intenses fidélités artistiques, tout en s’ouvrant toujours à de nouvelles figures portées sur les mots. Notre venue au festival, qui nous a permis de voir cinq propositions théâtrales sur une quinzaine au total, dispersées dans différents lieux de la métropole rennaise et au-delà, nous a permis de constater à quel point les « arts de la parole » sont poreux à l’époque, à ses bouleversements. Dans le fond comme dans la forme, la fragilité fut au cœur du rendez-vous. À chaque fois, les artistes du récit en ont fait une force pour partager leur quête de sens et de futurs meilleurs.
Le vacillement en commun
Le « conteur-acteur, auteur passionné par l’écriture orale et formateur à l’art de conter » – c’est ainsi qu’il décline son identité sur son site internet – Pépito Matéo est, parmi tous les artistes que nous avons pu voir cette année à Rennes, celui qui expose de la manière la plus directe et centrale le vacillement commun à tous. Dans son nouveau spectacle, Insomnies, ce complice historique de Mythos, présent dès la première édition avec d’autres voix majeures du conte, se livre en effet seul en scène à un inventaire de tout ce qui, dans notre monde, manque de lui faire perdre pied et langue. « J’ai envie de parler de ce qui m’agace, me semble injuste et me donne l’impression que le monde fait de grands pas en arrière alors qu’on est censé aller de l’avant », exprime-t-il d’entrée de jeu. Si l’artiste a pu dans des spectacles antérieurs, tels que La leçon de français (2019) également présenté à Mythos, avoir recours à des fables denses aux accents épiques pour traduire son regard sur l’époque, la part d’imaginaire est dans cette création réduite à la portion congrue. Pour relier un tant soit peu ses observations inquiètes de l’emprise de la consommation et du numérique sur nos vies, ou encore de la peur de l’Autre qui isole et engendre des violences, le conteur de 76 ans opte pour un récit-cadre des plus élémentaires. Ayant perdu ses clés, et égarant au fil de la nuit tout ce qui fait de lui un être inséré dans la société – pièce d’identité, carte de crédit… –, le double théâtral de Pépito Matéo se trouve livré à une errance forcée qui lui permet d’appréhender la ville et la vie autrement.
Le conteur aurait-il perdu sa foi dans la capacité du récit partagé à arranger, à adoucir bien des choses, comme le pensent bien des artistes appartenant comme lui au mouvement dit du « renouveau du conte », dont les racines remontent au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ? Sans doute pas tout à fait. Si la fable en a pris un coup dans Insomnies, la langue tient bon et, dans sa traversée nocturne vers le dénuement, Pépito Matéo s’étonne de ses étrangetés et y ajoute son grain de sel. Cette recherche en solitaire à partir de la fragilité trouve des échos chez bien d’autres artistes présents à Mythos. Ceci n’est pas une religion d’Élodie Emery en fait partie. Récit d’une quête spirituelle débouchant sur une enquête dédiée aux dérives du bouddhisme en Occident, ce solo relate lui aussi l’instabilité de son autrice, sa difficulté à trouver sa place dans le monde. Avec cette artiste qui signe là son premier spectacle après une carrière dans le marketing, puis dans le journalisme, nous nous éloignons du conte pour nous rapprocher de la conférence théâtrale, l’une des grandes tendances des « arts de la parole » depuis une dizaine d’années. Entre le conte tel que l’ont renouvelé des personnalités, comme Pépito Matéo, Yannick Jaulin, Catherine Zarcate ou encore Abbi Patrix, et ce type de création, il existe bien des continuités. À commencer par le fort engagement personnel des artistes qui n’ont guère recours à l’artifice du personnage, et assument donc une vulnérabilité qui rend leurs spectacles extrêmement poreux à l’air du temps.
Réparer les morts et les vivants
Parmi les propositions théâtrales découvertes à Mythos, deux abordent la fragilité ultime de l’homme : la mort. Dans À demain, dont elles ont présenté une étape de travail lors du festival qui fait toujours place à des créations en cours, les comédiennes et amies Chloé Lorphelin et Agathe Jeanneau reviennent ensemble sur les deuils qu’elles ont vécus à la même période ; tandis que, dans Hatiao Club, Mathilde Martinage et sa compagnie La Levée inventent une grand-mère qui, en mourant, invite ses petits-enfants à une drôle d’enquête. Si ces deux formes présentent des écritures très distinctes, l’une étant proche du témoignage tandis que l’autre mêle les disciplines avec une grande liberté afin de créer un « cabaret breton », elles font toutes deux de la mort non pas un point d’arrivée, mais de départ d’une parole nouvelle, largement tournée vers l’Autre. À demain s’inscrit dans la production de récits assez nombreux inspirés par l’essai Au bonheur des morts : Récits de ceux qui restent (2016) de Vinciane Despret, qui au modèle occidental du deuil oppose une constellation de façons possibles d’entretenir dans la vie une relation avec les disparus. L’originalité de À demain tient dans l’amitié qu’entretiennent les deux actrices et qu’elles mettent en scène. Leur poétique est très clairement le fruit d’un partage des sensibilités et des imaginaires. Leurs doubles théâtraux, prénommés Gabrielle et Hélène, font de cet échange non seulement une façon de surmonter une étape intimement éprouvante, mais aussi l’occasion d’affirmer une ouverture à l’inconnu que l’on peut comparer à celle qu’expérimente Pépito Matéo ou, dans un genre tout autre, Mathilde Martinage.
Premier spectacle en salle de sa compagnie La Levée, après deux créations conçues pour se jouer dans tous types d’espaces, Hatiao Club – programmé pendant Mythos dans l’historique Théâtre du Vieux Saint-Étienne – témoigne d’une façon singulière de la place centrale qu’occupe la Bretagne pour les artistes de la parole. Cela depuis une époque bien antérieure à Mythos, puisque c’est un homme du cru, Lucien Gouron, qui, avec la création en 1979 du Centre Culturel de Chevilly-Larue et de son festival de conte, est considéré comme le pionnier du « renouveau du conte ». Bien que n’en étant pas originaire et n’y ayant guère d’attaches, c’est dans cette région que la jeune comédienne, autrice et metteuse en scène Mathilde Martinage a posé ses valises. À partir d’un vaste travail de rencontres et de collectes de paroles, qu’elle explique par le désir de « faire local, de valoriser les talents tout proches, travailler à partir d’eux, de leurs histoires, des produits, des mythes, des rythmes », l’artiste a façonné un conte qui part de la disparition d’une certaine Azou, soit une Bretonne au fort caractère et à la grande liberté qui, à sa mort, mène ses trois petits-enfants (Mathilde Martinage, Nicolas Cornille et Jean-Félix Hautbois) sur ses traces. Entre chanson et récit, fiction et témoignage, naviguant aussi sans cesse entre passé et présent, Hatiao Club investit le territoire des arts de la parole avec une belle vitalité. Là aussi, la mort se fait motrice de relations singulières, non seulement au sein du trio d’artistes, mais aussi entre celui-ci et les spectateurs, placés au cœur de cet attachant laboratoire.
Quand le récit prend la route
La notion de voyage, de déplacement, est presque aussi commune aux différentes pièces découvertes à Mythos que l’idée de fragilité. Alors que La Levée nous fait remonter le temps et bâtit avec le passé des liens singuliers et puissants, que Pépito Matéo nous convie à suivre sa traversée de la nuit et des apparences, un autre habitué de Mythos, Sébastien Barrier, pousse plus loin encore cette exploration. Dans Nous camperons ici, présenté lui aussi à l’état d’étape de création, l’artiste fait de l’itinérance un principe dramaturgique. Car c’est son camion, qu’il avait déjà filmé dans plusieurs de ses spectacles précédents, qui sert ici à la fois de régie technique et de scénographie à Sébastien Barrier. Avec cette pièce envisagée comme un ciné-concert – à ce stade, seules les chansons étaient au rendez-vous –, le comédien, qui œuvrait depuis de nombreuses années en salles, fait son grand retour dans l’espace public où il a débuté avec son personnage de clown en ciré en jaune du nom de Ronan Tablantec.
Riche de tous les récits autofictifs qu’il a entre-temps écrits et interprétés – le dernier en date, Dear Jason Dear Andrew, était au programme de l’édition 2024 de Mythos –, c’est tel qu’en lui-même que l’exceptionnel conteur vient faire une pause devant La Bagagerie, lieu autogéré offrant aux personnes sans-abri un espace d’écoute, d’aide et de sociabilité. L’itinérance choisie ici par Sébastien Barrier rencontrait alors d’une façon troublante le nomadisme subi des usagers du lieu. Avec Nous camperons ici, Sébastien Barrier apporte sa réponse à la crise économique et de sens que traverse aujourd’hui le spectacle vivant. Il prouve aussi que les arts de la parole, par leur capacité à se déployer partout et avec une grande économie de moyens techniques, offrent un espace idéal pour réfléchir à son avenir.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
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