Invité pour la deuxième année consécutive au Festival d’Avignon, l’auteur et metteur en scène palestinien Bashar Murkus y présente une puissante pièce visuelle. Dans MILK, des femmes qui pleurent du lait face à la mort forment une matière tragique à la texture très singulière, qui témoigne du travail mené par l’artiste au sein de son Kashabi Théâtre à Haïfa. En toute indépendance.
Lorsqu’elles apparaissent dans leurs robes noires sur le plateau enténébré de L’Autre Scène à Vedène, on pense d’abord à La Classe morte de Kantor. De même que les acteurs de cette fameuse pièce polonaise créée en 1975, les cinq femmes qui forment la première image de MILK de Bashar Murkus portent en effet des pantins. Si ces poupées palestiniennes n’ont rien à voir avec leurs consoeurs polonaises plutôt réalistes – il s’agit, en fait, ici de mannequins qu’utilisent les étudiants de médecine –, elles entretiennent comme elles un rapport à l’enfance et au tragique. Elles influencent aussi le comportement, la gestuelle des vivantes. De leur bercement initial, d’abord doux, puis de plus en plus convulsif, celles-ci se laissent bientôt aller à des secousses moins maternelles, autrement passionnées : entre leurs bras, les marionnettes se retrouvent debout, une jambe en l’air, et secouées par des spasmes pour le moins suggestifs. Le tout sans un mot, ce à quoi les artistes se tiendront tout au long du spectacle.
La Classe morte n’est peut-être pas une référence de Bashar Murkus. Il n’en dit rien, mais ce parallèle qui nous vient à l’esprit dit beaucoup à la fois de la force des métaphores qu’il déploie dans MILK, de sa capacité à parler depuis un endroit précis, de faire de ses questions particulières le point de départ de recherches largement partageables. Ce talent était révélé en France pour la première fois l’été dernier, lors de la précédente édition du Festival d’Avignon, avec المتحف – Le Musée, troublant dialogue entre un terroriste condamné à mort et un policier. Cette saison, on a retrouvé l’artiste au Théâtre de la Ville avec une création très différente, kafkaïenne : Hash, où un homme-bibendum s’agite étrangement, jusqu’à la folie, dans un espace clos qu’il ne peut quitter pour des raisons que l’on ne peut qu’imaginer.
Avec MILK, ces pièces constituent une partie du travail que mène Bashar Murkus au sein de son Kashabi Théâtre, lieu qu’il a fondé à Haïfa en 2015 avec quatre artistes rencontrés lors de ses études à l’université, celle destinée à l’international. D’autres de ses créations sont uniquement destinées à un public local. À l’image des deux autres pièces de lui que nous avons pu découvrir, MILK témoigne d’une riche réflexion sur la question du public, que l’artiste explique dans le grand entretien qui lui est consacré en ouverture du dernier numéro de la revue Théâtre/Public (juillet – septembre 2022, n°244). Les différences entre productions locales et internationales, dit-il, reposent d’abord sur « le choix de la langue que nous construisons spécifiquement pour chacune de nos pièces, que ce soit le langage parlé, le langage visuel, ou tout autre langage théâtral. Chaque production est le résultat d’un processus qui se construit à partir de notre compréhension de l’objet de la recherche et de la manière dont nous nous servons des outils à notre disposition pour nous exprimer et ouvrir un dialogue ».
Au cœur de la pièce, l’image des seins des femmes de MILK, qui ne cessent de couler aux pieds de pantins désarticulés, prouve à elle seule tout l’art de Bashar Murkus à créer des langages rassembleurs et néanmoins singuliers. Rassembleurs et âpres aussi, d’une grande violence qui n’est acceptable, et même source d’une certaine joie, que parce qu’ils sont des langages de théâtre, dont les codes sont d’ailleurs volontiers exhibés par les protagonistes. Comme lorsque, devant des micros qu’elles viennent d’apporter en bord de scène, les cinq pleureuses de lait ôtent leurs corsets, montrant ainsi les mécanismes de leur dérèglement mammaire ; ou dans les différentes étapes de la naissance d’un fils à taille d’homme, qui coupe lui-même le cordon ombilical – un long serpent de tissu retenu à sa taille par un harnais. Loin de mettre à distance la douleur qu’expriment muettement les six femmes de MILK – les cinq premières sont rejointes par une sixième, dont le gros ventre leur est synonyme de promesse avant de susciter leur rejet –, l’exposition des moyens utilisés pour faire image la creuse.
La pièce ne racontant aucune histoire, et étant peuplée de figures plutôt que de personnages, c’est le plateau lui-même qui est placé sous le signe de la tragédie. Les transformations que lui font subir les acteurs, en faisant, par exemple, des matelas qui tapissent le sol tantôt une montagne, tantôt un mur ou une fosse commune, ne sont pas que la métaphore de catastrophes humaines : elles sont elles-mêmes catastrophes, en même temps que lieux d’une renaissance qui, bien qu’avortée à plusieurs reprises, semble toujours possible. Si, comme il le dit dans la feuille de salle du spectacle, Bashar Murkus interroge dans MILK la manière dont « la situation politique actuelle, les crises modernes que nous connaissons, transforment les femmes en matière tragique », il fait de la scène un espace de transformation parallèle. Sans prétendre qu’il soit plus fort que le réel, en en montrant au contraire toujours les fragilités.
L’honnêteté de MILK est l’une des grandes conditions de son exigence, d’autant plus remarquable que le Kashabi Théâtre travaille en Palestine en toute indépendance. C’est-à-dire, lit-on dans Théâtre/Public, qu’il « n’accepte aucune subvention en provenance de l’État d’Israël, un État qui pratique une occupation quotidienne sur les Palestiniens. Bien qu’elle prenne différentes formes selon les lieux, elle n’est qu’une seule occupation sur le peuple palestinien et sa terre. Elle touche tous les moments de la vie d’un Palestinien, que ce soit son identité, son avenir, son passé aussi, son espace public, sa vie quotidienne, sans parler de la menace permanente et croissante sur les terres et la vie des gens ». Les femmes et le fils de MILK sont assurément des femmes de cette terre. Mais elles sont aussi des damnées d’ailleurs, de partout où une mère pleure ses enfants.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
MILK
Conception et mise en scène Bashar Murkus
Avec Firielle Al Jubeh, Eddie Dow, Samera Kadry, Shaden Kanboura, Salwa Nakkara, Reem Talhami, Samaa Wakim
Dramaturgie Khulood Basel
Musique Raymond Haddad
Scénographie et costumes Majdala Khoury
Lumière Muaz Al Jubeh
Accessoires Khaled Muhtaseb
Assistanat à la mise en scène Abed Al JubehProduction Khashabi Theatre (Haïfa), Khulood Basel 2022
Coproduction Festival d’Avignon, Théâtre des 13 vents Centre dramatique national de Montpellier, Théâtre de Liège, Romaeuropa Festival, Palestinian National Theatre El Hakawati (Jérusalem), Culture Resource, Théâtre Jean-Vilar (Vitry-sur-Seine), Rosa Luxemburg Foundation, Moussem Nomadic Arts Centre (Bruxelles), Compagnie Théâtre Alibi – Fabrique de Théâtre (Bastia)
En partenariat avec France Médias MondeDurée : 1h20
Festival d’Avignon 2022
L’Autre Scène du Grand Avignon – Vedène
du 10 au 16 juillet
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