Au théâtre du Champ au Roy, à Guingamp – où elle est artiste associée –, la chorégraphe et danseuse Marion Lévy adapte au plateau avec le musicien Léo Nivot et l’autrice Mariette Navarro le roman de cette dernière, Ultramarins.
Lors de sa parution en 2021 (aux éditions Quidam), le premier roman de l’autrice et dramaturge Mariette Navarro Ultramarins a autant suscité l’adhésion du public que de la critique par son histoire et sa langue aussi précise que travaillant le mystère. Le récit puise son origine dans une résidence d’écriture initiée en 2012 par le Centre national du théâtre (CNT) à bord d’un cargo porte-conteneurs, qui effectuait une traversée de Saint-Nazaire à la Guadeloupe. Cette histoire d’un bateau et de son équipage, qui est celle du voyage de ces vingt marins emmenés par leur commandante, s’inscrit dans tout un héritage littéraire. Et aux côtés de références telles que celle à un épisode de L’Odyssée où Ulysse s’approche du royaume des morts ; ou par le titre renvoyant à Ultramarine, premier roman de Malcolm Lowry racontant un voyage initiatique où l’acceptation d’expériences bouleverse des certitudes, l’ouvrage de Mariette Navarro déploie ses propres transformations et trace sa voie.
À travers l’itinéraire de cette femme à la manœuvre, par l’incursion du fantastique et les modifications dans la perception comme dans l’articulation des êtres et des choses, le roman donne corps au vertige que crée la haute mer. Ainsi, donc, qu’aux bouleversements profonds et durables que cet état provoque. Un sentiment – pour reprendre les termes de la journaliste Marie Richeux, qui suscite la peur « d’être absorbé par le monde lui-même ». Se saisissant du texte, la danseuse et chorégraphe Marion Lévy ; le compositeur, chanteur, guitariste Léo Nivot ; et l’autrice Mariette Navarro en livrent une autre traversée. Leur cheminement dramaturgique comme son déploiement au plateau prolongent et travaillent, à leur façon, les enjeux de la perte, de la mise en mouvement et de la transformation au cœur du roman. « Qu’est-ce qui est cédé ? » se demande ainsi au début du spectacle par la voix de Mariette Navarro la commandante. Cette question revient sur l’autorisation (folle, éminemment transgressive) donnée à son équipage de stopper les machines pour une baignade en haute mer. Une interrogation, mine de rien, qui en amène naturellement une autre : qu’est-ce qui, par le fait de céder, d’abandonner quelque chose, permet d’atteindre, d’accéder à, de trouver autre chose ? Et quelles choses ?
Le petit équipage que compose ce trio d’artistes, en proposant une lecture dansée et musicale, opte pour une forme modeste scéniquement, nécessairement plus ramassée et condensée que le roman. L’histoire recomposée à partir de fragments choisis par Mariette Navarro, l’équipe la porte entre scène et salle. Mais également en tissant intimement jeu, danse et musique, cette articulation savante étant soutenue par une création lumières qui dessine subtilement les diverses atmosphères. Le spectacle débute ainsi avec la lecture de l’autrice passant de la salle au plateau, s’installant à une simple table en bois sise à cour pour lire avant d’être rejointe par Léo Nivot. Le passage entre les espaces, Marion Lévy le prolonge – en surgissant littéralement du public et en naviguant d’un territoire à l’autre. Et tantôt Mariette Navarro retrouve Marion Lévy (toutes deux vêtues de chemises et pantalons évoquant de simples matelots) pour esquisser quelques mouvements de danse avec elle, ce redoublement donnant parfois à voir ce qui serait l’imaginaire de l’écrivaine au travail, tantôt Léo Nivot (avec sa veste caban) se joint à elles pour porter la parole des marins.
Il y a dans la fluidité dans le passage d’une place à l’autre et dans l’investissement de tout l’espace scénique une évidence. Qui renvoie autant à la connaissance intime qu’ont les trois artistes les uns des autres (Mariette Navarro et Marion Lévy travaillant ensemble depuis 2015, et avec Léo Nivot depuis 2022) qu’à l’affirmation d’un geste spontané, franc, aussi généreux que direct. Mais il y a, également, les points d’achoppement d’une telle démarche. Car l’itinéraire dessiné par ce spectacle évacue un peu rapidement ce qui insuffle au roman sa singularité. Soit l’arrivée d’un vingt-et-unième matelot, surnuméraire suscitant autant qu’incarnant un trouble sourd et persistant. Un personnage dont la présence devient la métaphore du dérèglement qui affecte l’équipe et les machines mêmes. Laissant de côté cette figure inquiétante, la version spectacle d’Ultramarins choisit de se concentrer sur la commandante. Intéressant en ce que ce choix souligne la modification du rapport entre êtres vivants et mécaniques, ou comment la machinerie du bateau se mue en un mystérieux organe (auquel la commandante prête toute son attention et va jusqu’à s’identifier), le parcours recomposé laisse pour l’instant sur sa fin. Aussi parce que l’itinéraire ici raconté demeure dans le récit trop elliptique, lointain, la contamination peinant à vraiment prendre corps. Ces mouvements et ces courants de circulation d’un territoire à l’autre, d’un art à l’autre, d’une émotion à l’autre, comme le gain produit par leurs croisements existent pourtant formellement et esthétiquement au plateau. On ne peut alors que souhaiter que cette version scénique d’Ultramarins ait l’occasion de se déployer plus avant pour étoffer le récit et creuser l’axe choisi, sans céder sur sa profondeur.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Ultramarins
Lecture dansée et musicale d’après le roman Ultramarins de Mariette Navarro, Quidam éditeur – août 2021
Avec Marion Lévy, Mariette Navarro et Léo Nivot
Production Cie Didascalie
Coproduction
Théâtre du Champ au Roy – Guingamp
La C.R.E.A Coopérative de Résidence pour les Ecritures, les Auteurs et les Autrices – Mont Saint-Michel-NormandieDurée 50 minutes
Création 8 février 2024, Théâtre du Champ au Roy à Guingamp
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !