Après plus d’un an de fermeture au public, l’Opéra de Paris lève enfin son rideau sur la création mondiale du Soulier de satin donnée au Palais Garnier. L’œuvre monde de Paul Claudel est mise en musique par Marc-André Dalbavie et en scène par Stanislas Nordey.
Familier de Claudel depuis ses années de formation, Stanislas Nordey se souvient avoir présenté avec Valérie Lang au conservatoire dramatique un parcours autour de Prouhèze et Rodrigue, les « amants stellaires » du Soulier de satin. Plus tard, il a monté Jeanne au bûcher d’Honegger au Festival de la Ruhr Triennale. Au théâtre, avant d’interpréter Mesa dans le Partage de midi, il reconnaît avoir longtemps hésité à mettre en scène Tête d’Or dans la Cour d’honneur du Palais des papes au Festival d’Avignon. Loin de l’image clichéique de l’auteur catholique et conservateur, Claudel apparaît à ses yeux « non comme un classique mais comme un véritable avant-gardiste et signataire d’une entreprise littéraire pleine d’audace. Sous infusion de la lecture de Rimbaud, son œuvre apparaît scandaleuse, incandescente. Reflet de ses propres tourments et déchirements intérieurs, elle dit l’appel du désir et en même temps l’interdit, elle figure l’impossible rencontre de la chair et de l’esprit ».
Autrefois jugé irreprésentable, Le Soulier s’étale sur plus de vingt ans et sur quatre continents. Au théâtre, il faut plus de dix heures pour représenter dans son intégralité l’histoire d’amour absolue et impossible de Rodrigue et Prouhèze qui, de part et d’autre de l’univers mais indéfectiblement liés, se poursuivent sans pouvoir se rejoindre. Il en faudrait potentiellement une trentaine pour transposer la pièce en entier à l’opéra où le rapport au temps et à la parole est nécessairement dilaté. Un important travail de resserrement du texte original a donc permis d’aboutir à une version scénique de moins de sept heures.
« Lorsque j’ai monté par deux fois Jean Genêt à l’opéra – d’abord Le Balcon de Peter Eötvös puis Les Nègres de Michael Lévinas – j’ai été frappé par la manière dont, chantée, la langue prenait sa pleine mesure ; elle devenait plus puissante, monstrueuse, au sens de hors norme. Sa profération la portait beaucoup plus loin. Cela fonctionne de la même manière sur le vers Claudelien » déclare Stanislas Nordey. Et justement, la subtile partition de Marc-André Dalbavie s’emploie à privilégier le texte, en adoptant une écriture qui, comme chez Debussy, se veut proche du parlé-chanté et va même plus loin en faisant s’alterner les deux. Le chant naît de la parole et la prolonge. C’est la raison pour laquelle la distribution réunit des chanteurs mais aussi des comédiens au plateau. Son autre particularité est de convoquer dans l’orchestre des instruments extra-occidentaux pour rendre compte de l’ampleur et de la variété de l’infatigable périple parcouru par les protagonistes.
Le désir de conquérir et de posséder le monde traverse toute la pièce qui se déroule à l’époque où les conquistadors espagnols s’emparait du nouveau continent. Le Soulier de satin envisage le monde dans sa totalité et c’est ce qui a initié la commande de l’œuvre. « Au début, le projet reposait sur l’idée de faire un spectacle qui totaliserait tous les espaces de l’Opéra Bastille où le spectacle devait être initialement présenté. Le bâtiment devait être entièrement investi par les artistes et le public : la scène et les arrières-scènes mais aussi les espaces d’accueil, les ateliers de constructions. Plusieurs orchestres devaient être placés dans différents lieux ou se seraient jouées des scènes simultanées dans des configurations différentes » explique Stanislas Nordey. Mais à cause des fortes contraintes de sécurité puis de la pandémie de Covid-19, le projet a été plusieurs fois réévalué, tronqué, pour finalement être transféré au Palais Garnier dans un dispositif frontal plus conventionnel et plus économe. Cela ne trahit pas pour autant l’ambition de la production. « C’est une pièce paradoxalement intimiste. Il est frappant de constater que dans la plupart des scènes, jamais plus de deux personnages n’entrent en dialogue. Bien sûr il s’agit d’une œuvre-monde mais que l’on peut aussi concevoir comme un théâtre de chambre au cœur du monde » pense le metteur en scène.
C’est donc dans un espace dépouillé, teinté de tonalités entre le gris et le noir qui font se confondre le ciel et la mer, que pérégrinent les deux héros aux silhouettes écarlates. De superbes costumes type Renaissance et des reproductions géantes de peintures de maîtres évoquent le Siècle d’or. Stanislas Nordey choisit l’épure mais se montre rigoureusement fidèle aux volontés du dramaturge qui préconisait un théâtre de foire, hétéroclite, fait d’immédiateté et d’improvisation joyeuse : « L’ordre est le plaisir de la raison, mais le désordre est le délice de l’imagination » a écrit Claudel.
Jean-Sébastien Bou qui interprète le sombre aventurier Don Camille s’éblouit de l’immense richesse dramaturgique contenue dans l’œuvre qu’il a étudiée en amont : « Claudel ne respecte aucune règle d’unité tout en assurant une continuité. La pièce se construit comme un découpage de séquences cinématographiques. » Ardent défenseur d’œuvres nouvelles à l’opéra, le chanteur enchaîne cette année les créations mondiales malgré les difficultés propres au contexte covidien et en déplorant l’absence de public. Après Point d’orgue de Thierry Escaich sur un livret d’Olivier Py et avant que Shirine du même compositeur soit donnée la saison prochaine à l’Opéra de Lyon, il se consacre au Soulier et décrit « une expérience mystique, métaphysique, une aventure intellectuelle et humaine ».
Il ajoute : « c’est passionnant d’être entièrement au service d’un nouveau langage musical, de découvrir et de défendre l’œuvre inédite d’un compositeur de façon à satisfaire l’écoute et à la rendre curieuse, c’est aussi une grande responsabilité. Cela demande énormément de préparation et de compréhension, d’apprentissage. Malheureusement, tant de créations n’ont jamais été reprises » se désole-t-il, « Le répertoire a pourtant besoin d’évoluer. L’interprète comme le public a besoin d’y revenir. » Radicalement convaincu de l’importance de voir le genre lyrique se tourner vers l’avenir, Stanislas Nordey abonde dans son sens : « Avant le XXe siècle, les livrets sont d’une pauvreté terrifiante. Pour cette raison, le répertoire patrimonial ne m’intéresse pas. A l’Opéra, je n’aime que la création ».
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Le Soulier de satin
Opéra en quatre journée
D’après Paul Claudel
Musique :
Marc-André Dalbavie
Livret :
Raphaèle Fleury
Violon :
Frédéric Laroque
Sylvie Sentenac
Alto :
Jean-Charles Monciero
Violoncelle :
Cyrille Lacrouts
Guitare :
Jean-Marc Zvellenreuther
Direction musicale :
Marc-André Dalbavie
Mise en scène :
Stanislas Nordey
Décors :
Emmanuel Clolus
Costumes :
Raoul Fernandez
Lumières :
Philippe Berthomé
Dramaturgie :
Raphaèle Fleury
Collaboration artistique :
Claire Ingrid Cottanceau
Orchestre de l’Opéra national de Paris
Distribution
Don Rodrigue :Luca Pisaroni
Doña Prouhèze :
Eve-Maud Hubeaux
Don Camille :
Jean-Sébastien Bou
Le père jésuite, le roi d’Espagne, Saint Denys, Almagro, deuxième soldat :
Marc Labonnette
L’ange, gardien, Saint jacques, la lune, Saint Adlibitum :
Max Emanuel Cenčić
Don Pélage :
Yann Beuron
Don Balthazar, Saint Nicolas, Frère León :
Nicolas Cavallier
Doña Musique, la bouchère :
Vannina Santoni
Le Vice-Roi de Naples, Don Ramire :
Julien Dran
Doña Isabel, Doña Honoria, la religieuse :
Béatrice Uria‑Monzon
Le sergent napolitain, Saint Boniface, Don Rodilard, premier soldat :
Éric Huchet
Doña Sept-Épées :
Camille Poul
La Lune :
Fanny Ardant
Palais Garnier – du 21 mai au 13 juin 2021
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