Au Théâtre de la Criée, la metteuse en scène écrase le chef d’œuvre de Molière sous le poids de sa vision et de sa lecture, pour sa dernière création avant de quitter Marseille à l’été 2022.
Chez Macha Makeïeff, Tartuffe ne se fait pas attendre. Alors que les plus jeunes s’adonnent à une bacchanale musicale qui fait trembler les murs de la maison bourgeoise, le faux-dévot – qui, dans la pièce de Molière, n’apparaît qu’au troisième acte – prend, d’entrée de jeu, ses quartiers dans le salon et semble donner ordre à ses sbires en noir, sorte de doubles maléfiques, de fondre sur cette famille qu’il tient déjà entre ses mains. Théâtralement, le subterfuge est séduisant dans sa façon de mettre, d’emblée, le plateau sous tension et de placer, sans barguigner, une épée de Damoclès au-dessus de la tête d’Orgon, Elmire, Cléante et consorts qui, pour l’heure, ne se doutent de rien. Désormais, il sera impossible de faire sans Tartuffe. Omniprésent dans les paroles, tant il n’est question que de lui, l’homme s’impose, avec toute sa cruauté, dans les esprits, telle une ombre aux commandes d’un piège prêt à être déclenché.
Cette inéluctabilité du destin, Macha Makeïeff la redouble – à tout le moins conceptuellement. Sous-titré Théorème, son Tartuffe se veut un dérivé pasolinien où le personnage éponyme, à la manière du bellâtre qui officie dans le film de Pasolini, serait un « Envoyé » chargé de révéler à chacun sa part obscure. Sauf que, loin d’incarner ce « Christ non crucifié mais perdu » cher au réalisateur italien, Tartuffe devient, sous la houlette de la metteuse en scène, un agent au service d’une secte, avec pour seul et unique but de séduire, de diviser et d’endoctriner pour mieux faire main basse sur l’ensemble des biens d’Orgon. Discutable dans son principe – tant Tartuffe révèle moins les personnages à eux-mêmes que la nature chaotique des liens qu’ils entretiennent –, cette ambition pasolinienne ne l’est pas moins dans sa réalisation et s’impose à mesure que la pièce avance comme le symbole de la faiblesse de l’entreprise de Macha Makeïeff. Là où nombre de metteurs en scène partent du texte, quitte à le mettre à l’os, pour en révéler le sens et la puissance, elle préfère imposer sa lecture et sa vision, quitte à passer en force.
Au lieu de creuser dans ce précipité d’orfèvrerie théâtrale qui, en lui-même, contient déjà bien des enjeux et des mystères, la patronne du Théâtre de la Criée plaque et empile les couches, en prenant le risque, in fine, de masquer l’œuvre originelle. Dans un beau décor digne des sixties – nouvelle référence, peut-on supposer, à Pasolini –, subtilement éclairé par les jolies lumières de Jean Bellorini, la mise en scène surligne et souligne, bien plus qu’elle ne sublime, la mécanique textuelle. Alors que celle-ci se suffirait largement à elle-même, Macha Makeïeff ne lésine ni sur la musique, ni sur les pures embardées scéniques pour tenter de faire monter la pression et advenir le « suspens » et les « rebondissements » du « scénario de roman noir » qu’elle appelle de ses vœux. Le procédé s’avère à ce point contre-productif qu’il en devient artificiel. A trop vouloir doper Tartuffe, la metteuse en scène l’a comme maquillé ; à trop vouloir le rendre attrayant, séduisant, elle l’a comme affadi, banalisé et vidé d’une large partie de sa substance.
D’autant que, au plateau, les comédiens sont soumis au même régime. Sous la férule d’une direction très appuyée, ils se contentent d’une incarnation largement univoque et superficielle des personnages. Plutôt que de puiser du relief au fond de leur âme théâtrale, ils les façonnent selon l’idée que Macha Makeïeff s’en fait et les fardent, à l’image de l’ésotérisme de Dorine, d’enluminures qui, aussi sensées dans leur principe puissent-elles être, apparaissent passablement inabouties. A l’avenant, sans doute obnubilés par la fluidité des alexandrins, ils en viennent, pour nombre d’entre eux, à cause d’une diction quelque peu chaotique, à les forcer, voire à les sacrifier, au lieu de s’en servir comme d’un tremplin qui, habilement manié, leur permettrait d’accéder aux trésors textuels que Molière a semés en chemin. Reste que, dans cette troupe éclectique, certains comme Hélène Bressiant, Irina Solano, Loïc Mobihan et Xavier Gallais s’en sortent, malgré tout, mieux que d’autres. Aussi terrifiant qu’ambivalent dans le rôle-titre, le comédien parvient, dès son entrée, à entraîner ses camarades dans son sillage et à impulser un autre rythme. Las, il en faudra bien plus pour donner à Tartuffe toute l’ampleur qu’elle mérite.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Tartuffe – Théorème
de Molière
Mise en scène, décor, costumes Macha Makeïeff
Avec Xavier Gallais, Arthur Igual en alternance avec Vincent Winterhalter, Jeanne-Marie Lévy, Hélène Bressiant, Jin Xuan Mao, Loïc Mobihan, Nacima Bekhtaoui, Jean-Baptiste Le Vaillant, Irina Solano, Luis Fernando Pérez en alternance avec Rubén Yessayan, Pascal Ternisien, et la voix de Pascal Rénéric
Lumières Jean Bellorini
Son Sébastien Trouvé
Musique Luis Fernando Pérez
Danse Guillaume Siard
Coiffure et maquillage Cécile Kretschmar
Assistants à la mise en scène Gaëlle Hermant, Sylvain Levitte
Assistant à la dramaturgie Simon Legré
Assistante à la scénographie Clémence Bezat
Assistante aux costumes Laura Garnier
Assistant aux lumières Olivier Tisseyre
Assistant son Jérémie Tison
Diction Valérie Bezançon
Graphiste Clément VialProduction La Criée – Théâtre national de Marseille
Coproduction Théâtre National Populaire de Villeurbanne
En partenariat avec le Pavillon Bosio – Ecole Supérieure d’arts plastiques de MonacoDurée : 2h35
La Criée – Théâtre national de Marseille
du 3 au 26 novembre 2021Théâtre des Bouffes du Nord, Paris
du 1er au 19 décembreThéâtre national de Nice
du 12 au 15 janvierLe Quai, Centre dramatique national d’Angers
du 22 au 26 févrierThéâtre National Populaire de Villeurbanne
du 3 au 19 marsThéâtre Liberté / Liberté-Châteauvallon, Scène nationale de Toulon
du 24 au 26 marsThéâtre National de Bretagne, Rennes
du 30 mars au 8 avrilScène nationale de Bayonne
du 13 au 15 avrilMAC Créteil
les 20 et 21 avrilMaison de la Culture d’Amiens
les 27 et 28 avrilComédie de Caen
du 11 au 13 mai
Je partage tout à fait cette critique ! Merci de cette analyse argumentée