Aux Ateliers Berthier du Théâtre de l’Odéon, le jeune metteur en scène polonais prend appui sur la figure du peintre américain Mark Rothko pour échafauder une critique convenue de la marchandisation de l’art où la débauche de moyens scéniques n’a d’égal que l’étonnante faiblesse du propos.
Les hasards du calendrier font parfois bien les choses. Alors que, depuis le 18 octobre dernier, la Fondation Louis Vuitton propose une impressionnante rétrospective consacrée à Mark Rothko qui, avec ses 115 oeuvres, se targue d’être la plus grande exposition au monde jamais dédiée au peintre américain, Łukasz Twarkowski débarque aux Ateliers Berthier du Théâtre de l’Odéon pour y présenter son spectacle Rohtko qui, à une inversion de lettres près, apparemment mineure, mais hautement symbolique, porte le même pseudonyme que l’artiste Markuss Rotkovičs. Touche-à-tout de la scène européenne, adepte de performances multimédia où se mêlent allègrement théâtre et arts visuels, le jeune metteur en scène et collaborateur régulier de Krystian Lupa (Salle d’attente, Perturbation, Des arbres à abattre, Place des Héros) a une réputation qui le précède, mais n’avait, jusqu’ici, jamais eu l’occasion de se produire dans une salle française – pas même au Printemps des Comédiens où la venue, en 2022, de son alléchante création Respublika avait été annulée à la dernière minute. Et il est peu de dire que cette première rencontre tant attendue, si elle n’augure rien de définitif pour l’avenir, aura eu l’effet d’une douche froide, tant les quelques forces de ce Rohtko peinent à dissimuler ses nombreuses faiblesses.
Loin de livrer une biographie en règle du peintre américain, Łukasz Twarkowski, accompagné de l’autrice et dramaturge Anka Herbut, prend appui sur un fait divers survenu en 2004. Alors patronne de la prestigieuse galerie d’art new-yorkaise Knoedler & Co, Ann Freedman vend un tableau de Mark Rothko, Untitled, à l’ancien PDG de Gucci, Domenico De Sole, et à sa femme pour la coquette somme de 8,3 millions de dollars. Ravi de posséder une oeuvre de l’un des artistes les plus côtés sur le marché de l’art, le couple de collectionneurs l’accroche chez lui, la met sous vitre et la place sous la protection d’une alarme. Ce n’est que bien des années plus tard, en 2011, que Domenico De Sole se rend compte de la supercherie et que, comme d’autres acquéreurs de tableaux de Willem de Kooning, Robert Motherwell, Clyfford Still ou encore Barnett Newman vendus entre 1994 et 2009 par Ann Freedman pour la somme totale de 80 millions de dollars, il est en possession d’une copie réalisée par Pei-Shen Qian, un Chinois du Queens, devenu professeur de mathématiques. À partir de ce scandale, qui a entrainé la fermeture de Knoedler & Co, Łukasz Twarkowski orchestre une plongée critique dans le fonctionnement du marché de l’art et navigue entre les époques, des années 1960, où Mark Rothko connaît son acmé, jusqu’à aujourd’hui, avec, toujours, un lieu unique pour pivot, le restaurant chinois Mr Chow, où, sur la 57e Rue de New-York, au coeur de Manhattan, Andy Warhol et Jean-Michel Basquiat, entre autres, avaient leurs habitudes.
Décor « parfait, aux yeux de Łukasz Twarkowski, pour faire écho à la question de l’original et de la copie car tous les restaurants chinois du monde sont plus ou moins les copies les uns des autres », cette antre étonnante de l’avant-garde new-yorkaise permet au metteur en scène d’organiser des rencontres entre les différents acteurs du marché de l’art – artiste, curateur, galeriste, collectionneur, patron de musée, journaliste… – au gré desquelles, scène après scène, il décortique, avec un léger sourire en coin, sa problématique. Dans la droite lignée de Mark Rothko qui, en tant qu’anarchiste auto-proclamé, se désespérait de l’intrusion du capitalisme dans l’art, l’artiste polonais entend interroger les mécanismes de valorisation d’une oeuvre et ses conséquences. En sondant la convention occidentale qui, toujours, donne une primauté à l’original – contrairement à l’Extrême-Orient où la copie peut aussi avoir de la valeur –, en allant jusqu’à tancer le concept de NFT, qui permet d’acheter une oeuvre sans matérialité physique, mais simplement sécurisée et rendue unique par un certificat numérique protégé par la blockchain, Łukasz Twarkowski prouve que ce n’est plus ni la qualité d’exécution, ni les sensations qu’éprouvent celui qui la regarde ou l’écoute qui fait la valeur d’une oeuvre, mais bien celle que, par l’entremise des marchands d’art, des curateurs et des musées, le marché veut bien lui donner. Ce qui, poussé à l’extrême, peut venir biaiser les rapports du public aux oeuvres, mais aussi des artistes à leur art, jusqu’à les en dégoûter.
Aussi pertinente soit-elle, cette vision n’a, malheureusement, rien de novateur et semble rapidement se diluer dans le texte un rien faiblard d’Anka Herbut. Tandis qu’à force d’allers-retours temporels, la pièce donne dramaturgiquement l’impression de tourner en rond, voire, parfois, autour de son sujet, ses dialogues étonnamment pauvres ne font qu’effleurer les thématiques qu’ils entendent aborder et dilater la pensée, jusqu’à la rupture. Étirés à l’envi pour atteindre les 3h20 de représentation, ils enlisent le spectacle dans un faux rythme et peinent à fournir l’énergie nécessaire au jeu des comédiennes et comédiens, qui se complaisent, le plus souvent, dans une posture lascive, et monochrome. Au-delà de la couche métathéâtrale superfétatoire qui, au lieu de donner l’occasion aux spectateurs de toucher du doigt et de s’interroger sur la valeur de leur propre rapport à l’art dramatique, passe pour une coquetterie, le propos original perd alors une large partie de sa force et paraît scruter l’écume des travers qu’il entend dénoncer plutôt que de les empoigner et de les explorer en profondeur.
Cette relative vacuité est d’autant plus saisissante qu’elle tranche avec la débauche de moyens scéniques mobilisés par Łukasz Twarkowski. Plus que jamais à la lisière entre le théâtre et le cinéma, le jeune metteur en scène semble chercher sur le plateau, transformé en chaudron, l’énergie qu’il ne parvient pas à faire émerger de son substrat textuel. De la vidéo omniprésente, et filmée en direct, à la tournette, de la musique riche en décibels aux incessants changements de décor, la Grosse Bertha déployée par l’artiste demande beaucoup d’efforts à ses équipes techniques, mais accouche, dans l’immense majorité des cas, d’une modeste souris. Globalement au cordeau, témoin d’une réelle maîtrise scénographique, ses séquences purement formelles peinent à alimenter le discours global et baignent dans une esthétique insuffisamment racée. Face à cette proposition en manque d’identité singulière et, pouvait-on l’espérer, révolutionnaire, on ne peut alors que céder à la tentation du jeu des comparaisons, et convoquer nos souvenirs des spectacles récents de Krystian Lupa (Les Émigrants) ou Julien Gosselin (Extinction) qui, chacun à leur endroit, ont, ces derniers mois, prouvé que les ambitions scéniques n’avaient de sens que si elles allaient de pair avec une mécanique dramaturgique de la plus haute exigence.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Rohtko
Texte et dramaturgie Anka Herbut
Mise en scène Łukasz Twarkowski
Avec Juris Bartkevičs, Kaspars Dumburs, Ērika Eglija-Grāvele, Yan Huang, Andrzej Jakubczyk, Rēzija Kalniņa, Katarzyna Osipuk, Artūrs Skrastiņš, Mārtiņš Upenieks, Vita Vārpiņa, Toms Veličko, Xiaochen Wang
Scénographie Fabien Lédé
Vidéo Jakub Lech
Chorégraphie Pawel Sakowicz
Musique Lubomir Grzelak
Costumes Svenja Gassen
Lumière Eugenijus Sabaliauskas
Assistants à la mise en scène Mārtiņš Gūtmanis, Diāna Kaijaka, Adam Zduńczyk
Assistante à la dramaturgie Linda Šterna
Assistant aux costumes Bastian Stein
Assistant à la vidéo Adam Zduńczyk
Cameramen Arturs Gruzdiņš, Jonatans Goba
Interprètes lors des répétitions Diāna Kaijaka, Elza Marta Ruža
Régisseuses Indra Laure, Iveta BošaProduction Dailes Theatre, Riga – Lettonie
En coproduction avec JK Opole Theatre – Pologne et l’Institut Adam Mickiewicz
Cofinancé par le ministère de la culture et du patrimoine national de la république de Pologne et le ministère de la culture de la république de Lettonie
Avec le soutien du Cercle Giorgio StrehlerDurée : 3h55 (entracte compris)
Théâtre de l’Odéon, Ateliers Berthier, Paris
du 31 janvier au 9 février 2024
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