Dans le cadre de la Nuit Blanche et de la programmation du Théâtre de la Bastille, Sarah Tick, Elsa Granat, Estelle Meyer et Nabila Mekkid ont proposé une soirée sous le signe de la lumière au sein de l’Hôpital des 15-20, spécialisé en ophtalmologie justement. Le motif de la cécité y est exploré au sens figuré en un spectacle déambulatoire tissé de solitudes, de chants et de partage.
« Est-ce que la Nuit Blanche ce n’est pas aller vers l’inconnu ? » lance Elsa Granat la veille de l’évènement à ses sœurs de projet. La phrase passe presque inaperçue tant l’ambiance est électrique et fébrile, ponctuée de fous rires nerveux, à un jour de présenter au public cette forme performative et inclusive qu’elles ont concocté à quatre, essentiellement à distance (égard à leurs emplois du temps bien chargés) et au gré d’ateliers au sein de l’hôpital des 15-20 où officie Sarah Tick en tant qu’ophtalmologiste. D’ailleurs, le matin même, on apprend que celle-ci opérait un patient au bloc. Le hiatus entre la concentration maximale et la précision radicale requises par ce genre d’intervention et l’effervescence créative et collective dans laquelle elles sont saute aux yeux et force le respect sur sa capacité à se dissocier et embrasser à pleines mains ses deux corps de métier. Ce jour-là donc, en pleine dernière ligne droite, elles sont sur place et dans un tunnel de répétition et filage qui les conduira jusqu’à la soirée du lendemain, une déambulation en trois étapes, imaginée en deux boucles identiques, la première à 21h, en phase avec la tombée progressive de la nuit, la deuxième à 23h, une fois l’obscurité installée. Car c’est justement dans le cadre de la Nuit Blanche, événement annuel tentaculaire organisé par la Ville de Paris au printemps, qu’elles ancrent leur proposition. Une forme totale, fictionnelle, performative, audio-visuelle, participative et musicale, incluant des amateurices de l’hôpital où se joue ce drame qui nous mène du noir à la clarté au sens propre comme au figuré et paradoxalement au fur et à mesure que la nuit s’impose.
Mais revenons-en aux commencements : à l’origine et à l’initiative de ce geste ambitieux et inédit, porté par des valeurs fortes et une utopie, il y a Sarah Tick donc, dont la singularité professionnelle en fait une artiste atypique, à mi-chemin entre le médical et le théâtre. Sarah Tick est chirurgienne ophtalmologiste et metteuse en scène et c’est dans le cadre du dispositif Art & Hôpital qu’elle réalise son rêve d’hybrider ses deux compétences en une première tentative qui ouvre assurément des perspectives à suivre. Les 15-20, Centre Hospitalier National d’Ophtalmologie, est son QG. A deux pas de là, le Théâtre de la Bastille et sa programmation exigeante et de qualité, portée par Claire Dupont depuis le renouvellement de direction, porte une attention particulière aux artistes femmes engagées et s’intéresse à la question de l’audio-description. S’ajoute l’envie de travailler avec trois artistes fortement concernées par la question du soin : Elsa Granat (à qui l’on doit Le Massacre du printemps et King Lear Syndrome ou les mal élevés entre autres spectacles épidermiques abordant la maladie, la fin de vie, et leur traitement sociétal), Estelle Meyer (à qui l’on doit Sous ma robe, mon cœur, concert-rituel en forme d’offrande et Niquer la fatalité, dialogue post mortem avec Gisèle Halimi) et Nabila Mekkid, comédienne (Le Rêve et la plainte, J’accuse…) , musicienne et chanteuse qui compose ici la bande son de la déambulation. Les quatre complices se sont trouvées, elles sont complémentaires et solidaires dans une aventure qui s’invente au fur et à mesure. Elsa Granat prend les rênes de l’écriture, Sarah Tick y glisse son expertise médicale ultra spécialisée et coordonne l’ensemble, Nabila Mekkid habille la proposition de sa création musicale et Estelle Meyer ponctue ce parcours initiatique de sa présence chamanique et chantante. S’ajoute à notre quatuor optimal deux vidéastes de l’INA accompagnés par une jeune équipe d’élèves d’INASUP (de la Classe Alpha) pour capter en direct la performance et créer un hors champ visuel qui s’intègre au rythme du récit.
1er juin. Quelques poussières avant 21h. L’entrée de l’hôpital se remplit malgré le temps maussade, les rafales de vent réfrigérantes, la pluie menaçante. Mégaphone dans une main, parapluie dans l’autre, Elsa Granat nous accueille sous la statue de Saint-Louis, fondateur en son temps de cet ancien hospice pour aveugles. Présentations faites avec le personnage et l’Histoire de l’hôpital, elle se lance dans la description en direct de tout ce qu’elle voit. A ses côtés, un homme avec une canne l’écoute, interagit. Il fait le lien entre elle et nous, auditeur non voyant traversé par sa parole tandis que nous, spectateur.ices voyants et non-voyants réuni.es, nous pressons autour d’elle pour mieux entrer dans la fiction qu’elle tisse, bientôt rejointe par Sarah, en tenue de travail, en pleine sortie de bloc, fumant clope sur clope. Son téléphone sonne. La tension monte d’un cran. C’est une femme à bout de nerf qui bout de colère face à nous. Etape une.
Guidée par Elsa et quelques acolytes, la petite foule se dirige alors vers le réfectoire où l’attend le climax de la représentation. Accueilli avec prévenance par le personnel hospitalier complice de l’aventure, le public prend place pour écouter poésie et chansons partagées par les amateurices impliqué.es, magnifiques de présence et générosité. Ce jeune homme en lunettes noires qui partage ses poèmes et ce couple avec leurs chiens guides d’aveugle, elle s’époumonant sur du Edith Piaf ou Serge Lama, chantant l’amour et ce fameux refrain à double sens, « je suis malade », qui sied parfaitement à cette rupture amoureuse jouée en milieu hospitalier, cette maladie de l’amour qui nous aveugle au risque de nous perdre. Sarah interprète cette femme éperdue qu’une relation toxique malmène. Elle ne voit plus clair dans tous les sens du terme, les larmes en flux de sérum physiologique lui brouillent la vue, et les rôles s’inversent lorsqu’elle reçoit en consultation cette mystérieuse femme (Estelle Meyer, hiératique et impériale) qui lui révèle le fond de son cœur. Et notre médecin éconduite de se retrouver sur un lit des urgences, en coma d’amour. Elle sera prise en charge par une poignée de spectateurices sous les conseils éclairés d’une guérisseuse avertie, mutant derviche les mains sur le cœur.
Ce qui est magnifique dans ce spectacle palpitant qui intègre malvoyants amateurices et professionnels de l’audiovisuel et du spectacle vivant, c’est qu’à aucun moment la cécité n’est soulignée comme sujet. Ici, la vue est englobée dans un motif plus large et métaphorique qui s’adresse à toutes et tous. Qui n’a pas été aveuglé par une histoire d’amour ? Qui ne s’est jamais senti dans le brouillard de sa vie ? Qui n’a jamais eu l’impression de naviguer à tâtons dans l’obscurité sans savoir quelle décision prendre ou où aller ? Lueurs nous invite à avancer dans la nuit qui s’épaissit jusqu’à la chapelle, station finale de ce rituel païen qui s’achève dans la transcendance musicale et l’aura spirituelle du lieu. Et les voix de Nabila Mekkid à la guitare et d’Estelle Meyer à l’orgue de parachever dans la grâce de leur timbre suspendu ce spectacle sensible, altruiste et vibrant comme la flamme d’une bougie qui danse dans le vent.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Lueurs
Idée originale Sarah Tick
Spectacle de Elsa Granat, Nabila Mekkid, Estelle Meyer, Sarah Tick
Avec Laura Bauchet, Antoine Boucher, Elsa Granat, Nabila Mekkid, Estelle Meyer, Sarah Tick et Malou Vezon
Et la participation des amateurices de l’hôpital des 15-20 et de la résidence Saint Louis Julien Albuquerque, Cathy Beaumont, Loïc Bernard, Matthieu Boucher, Mionne Diniz-Silva, Karima Drine, Gérard Gaillaguet, Fatiha Jabrane, Léo Koesten et Zari Seyed
Collaboration artistique et administration Laura Bauchet
Régie et Création Lumière Julien Crépin
Coordination vidéo Franck Guillemain et Amin Kouti
Assisté des élèves de classe Alpha – INASUP
Régisseur Bastille Mathieu Renaud
Production Cie Jimoe
Coproduction Théâtre de la Bastille et Hôpital des 15-20 dans le cadre du dispositif Art & HôpitalDurée 1h30
Vu le 1er juin 2024 à 21h et 23h dans le cadre de La nuit blanche
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