Quadrille à l’Opéra de Paris, résolument tourné vers le répertoire contemporain et la création, Loup Marcault-Derouard vient d’interpréter l’iconique Jeff Buckley dans un spectacle de Benjamin Millepied. Portrait.
Il enchaîne les nombreuses représentations prévues de Play, la pièce d’Alexander Ekman créée en 2017 et reprogrammée pour les fêtes, dans laquelle il reprend le rôle de Simon Le Borgne, un danseur qu’il admire, et dont la partition commence par 20 minutes d’improvisation ludique devant le rideau de scène. Il répète en même temps le gala anniversaire des 150 ans du Palais Garnier qui aura lieu au mois de janvier. Le rythme de cette fin d’année est donc très dense et soutenu pour Loup Marcault-Derouard, qui a néanmoins pris le temps de nous rencontrer, de raconter son parcours émaillé de choix artistiques bien affirmés. En novembre dernier à La Seine Musicale, avant une reprise aux Nuits de Fourvière, à Lyon, juste avant l’été, il a tenu l’affiche d’une production de grande envergure mêlant danse, théâtre, musique et vidéo. Benjamin Millepied a monté un spectacle en forme d’hommage spectaculaire et passionnel au chanteur et compositeur américain Jeff Buckley.
La pièce se déroule au gré des chansons de l’album Grace, enregistré en 1994, et convoque aussi d’autres opus parus à titre posthume. Pour cette création, Millepied a momentanément délaissé sa compagnie habituelle, le L.A. Dance Project, et a spécialement constitué une nouvelle troupe au nom évocateur, The Grace Company. Parmi les interprètes réunis, des personnalités riches et diverses, Loup Marcault-Derouard, Quadrille à l’Opéra de Paris, a fait revivre Buckley sur scène. « Benjamin m’a remarqué à l’occasion d’une représentation de Pit de Bobbi Jene Smith et Or Schraiber donnée à Garnier en 2023. Il semble avoir apprécié ma gestuelle qu’il trouvait différente de celle des autres danseurs au point qu’il était persuadé que j’étais un artiste invité, s’étonne-t-il. Il m’a ensuite proposé ce projet qui a une saveur particulière, celle de la découverte. Extérieur à l’Opéra, étalé sur un an, il me donne la sensation de sortir de ma zone de confort comme l’occasion de diversifier ma pratique. C’était galvanisant de rencontrer des artistes aussi exceptionnels, venus de tous horizons et grandes forces de propositions. »
L’importance des climats sonores
Sur scène, Loup Marcault-Derouard suit le destin fulgurant du chanteur mort tragiquement à l’âge de 30 ans, en explorant ses zones d’ombre et de lumière. « Je voulais le rendre actuel, montrer sa vulnérabilité, sa difficulté à trouver une stabilité. C’était quelqu’un d’introverti, de solitaire, de torturé. Je ne suis pas démonstratif quand je danse. Je ne veux pas imposer une théâtralité à mon corps, et cherche un endroit plus intérieur. J’essaie de me connecter aux intentions, faire preuve d’honnêteté, et donc de me mettre au service de l’intensité et de la sincérité avec laquelle je vais transmettre des émotions. » Un travail conséquent de documentation a été réalisé par le chorégraphe, notamment à partir de la lecture du journal intime de Buckley. Pour nourrir son interprétation, le danseur explique avoir aussi visionné beaucoup d’interviews, de lives. « J’ai été sensible au placement de sa voix, à sa manière de performer, de vivre viscéralement la musique qu’il joue ».
Fils d’un percussionniste, musicien lui-même, Loup Marcault-Derouard se dit très attentif et sensible aux climats sonores des pièces dans lesquelles il joue et qui sont pour lui un vrai support d’inspiration. « Par exemple, chez Hofesh Shechter, qui est lui-même compositeur, il y a une symbiose totale entre la musique et la danse », fait-il remarquer. Du chorégraphe israélien, il a déjà interprété deux pièces (Uprising et In your rooms) et va participer en fin de saison à une nouvelle création. « La première fois que j’ai dansé son langage, il m’a fait l’effet d’un électrochoc d’énergie et de force. C’est un chorégraphe dont j’apprécie la dimension physique, bestiale, et, en même temps, chez qui tout est très clair et précisément réglé. C’est aussi quelqu’un qui sait énormément stimuler le studio. Il est très impliqué. Avec lui, on est dans une telle dépense, on arrive à un tel retranchement de fatigue et de dépassement, qu’on sort vidé, qu’on a mal partout, mais il nous donne l’envie de tout donner et d’aller encore plus loin. »
Un attrait pour les méchants
Après avoir découvert et commencé la danse au conservatoire de Montreuil avec Françoise Beghin comme professeure, Loup Marcault-Derouard envisage très jeune la possibilité d’en faire son métier et est bien décidé « à croquer cette envie à pleines dents ». Rentré à l’École de danse de l’Opéra de Paris qu’au bout de la troisième tentative, il ne se décrit pas intimidé par la dureté de l’apprentissage qui y est dispensé, mais, au contraire, « attiré par le fait d’être dévoué avec passion à une pratique. Je n’ai pas vécu une scolarité douloureuse ou conflictuelle, c’est un endroit où on grandit à toute vitesse, en se confrontant à l’altérité ». Après avoir reçu une formation classique entre 2013 et 2017, il n’intégrera pas non plus le corps de ballet du premier coup. Mais, une fois entré dans la compagnie en 2018, le danseur s’enthousiasme pour la variété d’un répertoire continuellement enrichi par la création et se spécialise vers les écritures contemporaines. Les princes des grands ballets romantiques ne le font que peu rêver… il avoue leur préférer Rothbart dans Le Lac des cygnes ou Abderahman dans Raymonda, « des rôles de méchants qui ont plus de couleurs et de caractère. Ils me paraissent moins lisses et aussi plus humains. Car il y a quelque chose d’inhumain dans la pureté des lignes parfaites et la virtuosité qu’elles réclament », observe-t-il.
Pour son premier ballet à l’Opéra, il aborde le tellurique Sacre du printemps de Pina Bausch. « J’ai découvert, désarçonné, ce langage musical et théâtral explosif, et j’ai aussitôt aimé être dans la terre, ressentir l’effet cathartique de cette pièce. » Des années plus tard, il participe à l’entrée au répertoire du mythique Kontakthof. Il se confronte aussi à la palette de sensations multiples d’un William Forsythe ou d’une Crystal Pite, à la transe énergétique et spirituelle d’Ohad Naharin, au geste insolite et profondément existentiel de Jiří Kylián. Quand il découvre, sur vidéo, Gods and Dogs dansé par un interprète du Nederlands Dans Theater, il est aussitôt touché par « la beauté et la poésie des mouvements. Le challenge réside dans les postures parfois proches de l’acrobatie et techniquement difficiles à effectuer, mais surtout dans l’incarnation. Le solo final est un morceau de bravoure avec ses pirouettes, ses jeux grimaçants avec la bouche, le visage. Il ne faut pas se laisser déborder, rester dans la sobriété, dans la conscience de ce qui est en train de se vivre ».
En dehors des esthétiques établies
En choisissant exclusivement de servir la danse contemporaine, Loup Marcault-Derouard allait-il se fermer des portes à l’Opéra ? « J’ai eu la chance inouïe d’être écouté et compris par Aurélie Dupont [ancienne directrice de la danse de 2016 à 2022, NDLR] qui m’a distribué dans des rôles de solistes qui m’intéressent », explique-t-il. Il trouve une autre figure de mentor même, en la personne de l’ancienne Étoile Wilfried Romoli. Il doit aussi son épanouissement dans la maison au fait d’appartenir à un petit groupe de danseurs, tels que Takeru Coste, Antonin Monié ou Julien Guillemard, qui sont un peu plus âgés, plus implantés, et attirés comme lui par le contemporain ; ils lui ont permis de révéler sa vocation et de clarifier la place qu’il veut désormais occuper au sein du Ballet. Depuis plusieurs années, Loup Marcault-Derouard ne se présente plus au concours interne de promotion qu’il trouve obsolète et sans rapport direct avec ce qu’il a envie de défendre sur scène. « Je n’ai pas l’espoir de monter en grade. Au début, on y aspire, l’Étoile est tellement mythifiée. Mais, je ne me sens pas du tout lésé et mon statut ne m’empêche rien. Mes attentes se trouvent ailleurs : défendre l’excellence de la création. Je pense qu’il faudrait trouver une manière de valoriser hiérarchiquement les danseurs contemporains qui ne peuvent pas accéder au titre suprême à l’instar des danseurs classiques. »
Loup Marcault-Derouard mène son chemin en dehors des esthétiques établies et revendique autant son attachement à l’Opéra de Paris, « une maison sublime », dit-il, que son désir de travailler occasionnellement à l’extérieur. « J’adore la versatilité. Je suis avide d’apprendre et de me perfectionner, d’augmenter ma capacité d’adaptation à répondre au désir d’un créateur. Je ne voudrais surtout pas me cantonner à un style, mais chercher, explorer, partager, évoluer constamment, c’est cela qui me plaît. Privilégier la rencontre avec les chorégraphes, être même parfois à l’origine d’une œuvre et y laisser une partie de moi, cela est concret. C’est aussi le sens du spectacle vivant. »
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
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