Avec Othello, le metteur en scène Arnaud Churin livre une version japonisante, déplaçant les enjeux habituels de la pièce de William Shakespeare.
En 2010, le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier monta Othello avec la troupe de comédiens de la Schaubühne, le théâtre qu’il dirige à Berlin. Présenté en 2011 et 2012 en France (Sceaux, Rennes et Toulouse), le spectacle désignait dans son surtitrage en français le personnage d’Othello par le terme Black – là où il est habituellement dans les traductions signalé comme Maure ou Noir. Ce choix était étrange, en ce que sa pudibonderie atténuait, aseptisait la violence du racisme abordé par la pièce. Il y avait là comme une stratégie d’évitement, un refus d’affronter les enjeux du texte. Quelques années plus tard, en 2015, l’annonce d’une mise en scène de la pièce par le metteur en scène Luc Bondy avec le choix de Philippe Torreton pour incarner le rôle titre soulevait nombre de débats – Bondy expliquant son choix par le fait de n’avoir pas trouvé d’acteur noir pour incarner ce rôle (sic). (La pièce sera finalement annulée, en raison du décès de Luc Bondy). Au Théâtre des Célestins, Aurore Fattier vient de plonger la tragédie shakespearienne dans un bain de cruauté contemporaine avec Cyril Gueï dans le rôle-titre.
Se saisissant à son tour du texte, Arnaud Churin opère un tout autre choix : l’ensemble de la distribution réunit des comédiens noirs, seul Othello étant joué par un acteur blanc – désigné comme Caucasien. Ce faisant, les enjeux de la tragédie s’en trouvent déplacés. Plutôt que le racisme européen à l’égard des populations africaines (dont les soubassements historiques renvoient à des siècles d’oppression), c’est le rejet de la figure minoritaire, quelle qu’elle soit, tout comme la puissance du langage, qui sont au cœur du propos de cette mise en scène.
Pour autant, l’histoire est bien la même : soit le récit de l’amour fou entre Othello, étranger à Venise, et Desdémone, et la jalousie fatale du premier pour la seconde. Homme intègre, reconnu par tous pour sa probité, Othello vient lorsque la pièce débute d’épouser Desdémone – en cachette de Brabantio, père de cette dernière, et sans que les époux aient consommé le mariage. Iago, jeune officier mécontent de ne pas avoir été choisi par Othello comme lieutenant, se rend avec Roderigo – un prétendant de Desdémone – chez Brabantio afin de discréditer Othello. Cela sera sans succès et Othello, nommé gouverneur de Chypre par le Doge de Venise, part avec une flotte afin de défendre la citadelle menacée par une attaque des Ottomans. L’essentiel de ce petit monde se retrouvera à Chypre. Là, Iago parviendra à convaincre Othello que Desdémone l’a trompé avec son lieutenant Cassio. Fou de jalousie, Othello tuera son épouse avant de se donner la mort lorsqu’il apprendra son erreur.
L’ensemble de la pièce – dont la traduction et l’adaptation sont signées par Emanuela Pace – se déroule sur un plateau quasi nu, avec pour seul décor trois voiles sombres. Minimal et ingénieux, ce dispositif scénographique va, en évoluant par sa disposition ou ses mouvements, symboliser les différents espaces traversés (pièces du château, tempête, etc.). A cette épure répond la stylisation des costumes : dominés par les gris et bleus sombres, ces derniers évoquent par leur coupe un univers japonisant, faisant des figures masculines des samouraïs. Cette stylisation est accentuée par les chorégraphies, les saluts et autres moments de lutte, dont la gestuelle évoque les arts martiaux. Ce déplacement exotique se prolonge jusqu’au suicide d’Othello : ce dernier se donne la mort à l’aide d’un couteau évoquant par sa forme légèrement courbe un tantō (arme japonaise) et suivant le rituel du hara-kiri (suicide par éventration). La simplicité formelle se retrouve jusque dans la création musicale, faisant appel au chant choral ou à la présence de nappes sonores.
Si ces artifices de mise en scène peuvent sembler étrange de prime abord, et si l’ensemble souffre parfois de quelques longueurs, tout cela procède d’un éloignement, d’une mise à distance, qui laisse l’entière place à l’interprétation des personnages. Encore un brin inégale – Othello (Mathieu Genet) comme Desdémone (Julie Héga) étant un peu fragiles et devant trouver leur juste place –, celle-ci brille néanmoins par sa maîtrise et sa retenue. Iago (Daddy Moanda Kamono) offre une figure toute en douceur et en suavité et son caractère rond le rend d’autant plus inquiétant. Astrid Bayiha dans le rôle d’Emilia – l’épouse de Iago et la servante de Desdémone – est d’une justesse impeccable. La comédienne tient la barre de son personnage plus déluré et perspicace que sa maîtresse et fidèle jusqu’à la mort.
Surtout, le déplacement de sens opère. La question n’est plus uniquement celle de la seule différence d’Othello, du racisme à son égard – son honnêteté étant admise par tous, jusqu’à quelques secondes avant sa mort –, mais du sacrifice des personnes considérées comme minoritaires, ainsi que des mécanismes de persuasion, de la fragilité de l’esprit humain. L’habileté de Iago à manipuler Othello pour le pousser vers la cruauté est finement menée. Comme le précise Arnaud Churin dans une interview à Libération « le récit de Iago devient le réel d’Othello. » À ce jeu, ce sont les premiers victimes des dominations qui y perdront la vie : Othello, donc, mais aussi les deux femmes, dont les voix comptent si peu, Desdémone et Emilia.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
Othello de William Shakespeare
Mise en scène Arnaud Churin
Traduction, adaptation et dramaturgie : Emanuela Pace
Mise en scène Arnaud Churin
Collaboration artistique : Julie Duchaussoy et Marie Dissais
Scénographie : Virginie Mira
Costumes : Olivier Bériot et Sonia Da Sousa
Lumières : Gilles Gentner
Musique : Jean-Baptiste Julien
Conseil artistique, arts martiaux : Laurence Fischer
Avec :
Daddy Moanda Kamono : IAGO
Mathieu Genet : OTHELLO
Julie Héga : DESDEMONE
Nelson-Rafaell Madel : CASSIO
Astrid Bayiha : EMILIA
Olga Moak : BIANCA, UNE CONSEILLERE DU DOGE
Denis Pourawa : LE DOGE DE VENISE, LODOVICO
Jean-Felhyt Kimbirima : RODERIGO
Ulrich N’toyo : BRABANTIO, MONTANO
Régie générale et son : Camille SanchezProduction déléguée : La Sirène Tubiste
Coproduction : Théâtre de la Ville – Paris, SN61 – Alençon, Théâtre le Montansier – Versailles, L’Atelier à spectacle – Vernouillet (28), Espace Malraux – SN de Chambéry, Compagnie Sandrine Anglade.
Théâtre des AbbessesDurée du spectacle : 2h40
Théâtre des Abbesses
Du 03 au 19 oct. 2019
Du lundi au samedi à 20h, le dimanche 6 à 15h, le samedi 12 octobre à 15h et 20h, relâche le 7 et le 13.Théâtre de Brétigny 8 novembre 2019
Théâtre Montansier – Versailles du 13 au 17 novembre 2019
Espace Malraux – Scène Nationale de Chambéry 28 et 29 janvier 2020
Grand T (Nantes) du 24 au 28 mars 2020
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