Au Festival d’Avignon, la metteuse en scène, accompagnée de son fidèle dramaturge Guillaume Poix, s’attaque au fonctionnement de l’institution judiciaire à travers une série de comparutions immédiates, mais pêche par excès de théâtralité et par manque de propos suffisamment lestés et nuancés.
Création attendue de ce 78e Festival d’Avignon, Léviathan aurait pu s’imposer comme l’apothéose d’un cycle théâtralement osé et intellectuellement passionnant. Depuis plusieurs années, Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix mènent de concert un projet d’expérimentation hors norme qui tente de transformer le plateau en espace hétérotopique – selon le concept théorisé par Michel Foucault – pour combler les manques et les insuffisances de nos sociétés. À partir d’une série de témoignages récoltés avant la période Covid, la metteuse en scène et le dramaturge ont d’abord essayé d’interroger l’appréhension du monde de personnes mal-voyantes à travers l’histoire de Thierry qui, dans La Vie invisible, utilisait le pouvoir combiné de la mémoire et de la fiction ibsenienne déployée dans Petit Eyolf pour réparer, avec plus ou moins de réussite, une erreur ancienne de perception du réel.
Dans un geste encore plus radical, et bouleversant, le tandem a poursuivi son parcours avec Un Sacre. Mue par la puissance de plusieurs centaines de témoignages collectés, cette fois, à l’occasion des périodes de confinement successives, et dont les comédiennes et comédiens devenaient dépositaires, la scène s’imposait comme un lieu de consolation, capable, au long d’une sublime cérémonie, de prendre en charge ce deuil que la société refuse désormais aux personnes dévastées par la perte d’un être cher. Après un détour par l’oeuvre d’Antonioni et cette magnifique immersion mutique offerte par Le Silence, où les mots n’étaient plus en mesure de traduire la douleur causée par la mort d’un proche, Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix ont repris leur chemin et, à nouveau, puisé dans ce substrat réel pour tricoter leur Léviathan qui, disons-le d’emblée, se situe en-deçà de ses promesses.
Sous le regard de l’allégorie du tout-puissant État-Léviathan, qui orne l’ouvrage de philosophie politique de Thomas Hobbes, un homme patiente, assis sur une chaise, en position d’observateur des spectatrices et spectateurs qui, une fois installés, constituent une communauté, tel un reflet imparfait de la société. Face à lui, un autre individu, figé, trône derrière un bureau recouvert d’épais dossiers. Sa robe de magistrat ne fait que compléter le décorum qui, du micro pliable aux chaises en bois vulgairement alignées, donne au magnifique chapiteau conçu par Anouk Maugein – qui n’est pas sans rappeler l’une des oeuvres de l’artiste plasticienne Pauline Cunier Jardin – l’allure d’une salle d’audience aux atours mi-religieux, mi-circassiens. Sur la terre noire, qui fait écho à celle qui recouvrait déjà le plateau d’Un Sacre, ne tardent pas à s’inviter une foule de femmes et d’hommes, ou plutôt de figures, qui se séparent en deux camps : d’un côté, officient ceux, masqués, qui représentent les différents rouages de l’institution judiciaire – la Présidente, le procureur, les avocats de la défense ou des parties civiles, le surveillant pénitentiaire ; de l’autre, apparaissent les prévenus, le visage recouvert d’un bas, à la manière de cambrioleurs d’Épinal. Leurs traits ainsi lissés, toutes et tous ont en commun d’être déshumanisés, anonymisés, renvoyés à leur fonction plutôt qu’à leur individualité, prêts à voir le rouleau compresseur de la justice des Hommes se mettre en marche.
Au fonctionnement de la correctionnelle ou des assises, Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix ont préféré celui, encore plus inhumain, des comparutions immédiates. Réservées aux affaires qui n’ont pas besoin d’enquête pour être jugées, aux délits punis de moins de deux ans de prison et aux flagrants délits passibles d’au moins six mois de détention, elles se déroulent à l’issue de la garde à vue, et symbolisent le versant expéditif de la justice française, souvent tancée pour sa lenteur. Tour à tour, un jeune homme, un SDF et une mère de famille vont alors être appelés à la barre pour être auditionnés, puis condamnés, en moins de vingt minutes chrono, à des peines allant de quatre à huit mois de prison ferme. De la conduite sans casque et sans permis d’une moto aux menaces proférées contre un foyer d’hébergement et une policière, en passant par un vol de vêtements dans un magasin, accompagné de dégradations matérielles et d’un recel de cartes bleues, tous sont responsables de menus larcins et vont pourtant voir la justice s’abattre dans tout son systématisme administratif, sa raideur et sa cruauté.
Pour mettre en jeu ces différents fragments, entrecoupés par les prises de parole d’un narrateur-commentateur-témoin, Lorraine de Sagazan fait le pari osé de la théâtralité. Partie subtile, sa mise en scène glisse peu à peu vers la pantomime, voire le grotesque, pour dénoncer, peut-on supposer, le fonctionnement de cette justice, réduite à un ensemble d’automates, de marionnettes et de créatures dignes de la ventriloquie, qui s’adonnent bientôt au parlé-chanté. Problème : au lieu de révéler les dysfonctionnements de l’institution judiciaire, ce débordement scénique, aussi maîtrisé soit-il, apparaît redondant avec le caractère naturellement théâtral d’un procès, et fait, à mesure qu’il s’amplifie, progressivement écran à la parole délivrée sur scène. Pour qui l’aurait vu, il est difficile de ne pas songer, en contrepoint, au documentaire de Raymond Depardon, Délits flagrants, où, avec une simple caméra baladée dans le Palais de justice de Paris, le réalisateur parvenait à montrer, sans aucun artifice et avec une extrême justesse, la brutalité de l’institution judiciaire. Preuve, s’il en fallait une, que le réel, dans sa crudité, se suffisait à lui-même.
Surtout, le texte tricoté par Guillaume Poix, notamment dans les passages pris en charge par l’authentique témoin Khallaf Baraho, apparaît scolaire, voire didactique, dans sa façon de faire l’exégèse de ce qui se passe sur scène et de donner le cadre plus global du fonctionnement de la justice française. Vectrices d’un parti-pris politique, qui place l’institution judiciaire sur le banc des accusés, à cause, pêle-mêle, de son traitement inégalitaire, de son caractère cruel, de sa passion pour les coupables plutôt que pour les victimes, de sa propension à punir au lieu de réparer, ces saillies manquent souvent de nuances – jusqu’à jeter, de temps à autre, le bébé avec l’eau du bain. Assemblées, elles apparaissent insuffisamment lestées pour créer une véritable pensée, à l’image de celle développée par Michel Foucault ou, dans son sillage, par Didier Fassin, chef d’orchestre d’une passionante série de cours donnés, en début d’année, au Collège de France sur « La faculté de punir ». Malgré la performance de l’ensemble des comédiennes et comédiens, anciens ou nouveaux venus dans la troupe de Lorraine de Sagazan, la tentative de réparation, par le théâtre, des manquements de la justice des Hommes apparaît alors en situation d’échec, incapable d’aller au-delà de la simple dénonciation, aussi juste dans ses fondements soit-elle.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Léviathan
Texte Guillaume Poix
Collaboration au texte Lorraine de Sagazan
Conception et mise en scène Lorraine de Sagazan
Avec Khallaf Baraho, Jeanne Favre, Felipe Fonseca Nobre, Jisca Kalvanda, Antonin Meyer-Esquerré, Mathieu Perotto, Victoria Quesnel, Eric Verdin
Dramaturgie Agathe Charnet, Julien Vella
Chorégraphie Anna Chirescu
Son Lucas Lelièvre
Musique Pierre-Yves Macé
Scénographie Anouk Maugein
Lumière Claire Gondrexon
Costumes Anna Carraud
Vidéo Jérémie Bernaert
Mise en espace cheval Thomas Chaussebourg
Masques Loïc Nebreda
Perruques Mityl Brimeur
Travail vocal Juliette de Massy
Travail masque Lucie Valon
Assistanat à la mise en scène Antoine Hirel
Assistanat au son Camille Vitté
Assistanat à la scénographie Valentine Lê
Assistanat à la lumière Amandine Robert
Assistanat aux costumes Marnie Langlois, Mirabelle Perot
Traduction pour le surtitrage Katherine Mendelsohn (anglais)
Régie générale et vidéo Vassili Bertrand
Régie plateau « Kourou »
Régie lumière Paul Robin
Régie son Camille VittéProduction La Brèche, La Comédie de Saint-Étienne Centre dramatique national
Coproduction Théâtre Gérard Philipe Centre dramatique national de Saint-Denis, Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris), ThéâtredelaCité Centre dramatique national Toulouse Occitanie, La Comédie de Reims, Académie de France à Rome – Villa Médicis, Théâtre Dijon Bourgogne Centre dramatique national, Théâtre du Nord Centre dramatique national Lille Tourcoing Hauts-de-France, La Comédie de Béthune Centre dramatique national, Festival d’Avignon, Théâtre national de Bretagne (Rennes), Théâtre du Beauvaisis Scène nationale, La Passerelle Scène nationale de Saint-Brieuc, L’Azimut (Antony, Châtenay-Malabry), Centre dramatique national de Normandie-Rouen, Scène nationale 61 (Alençon)
Avec le soutien de la Région Île de Francepour la 78e édition du Festival d’Avignon : Spedidam et Institut français du Royaume-Uni / Cross-Channel Theatre
Construction des décors et costumes La Comédie de Saint-Étienne Centre dramatique national, Atelier Coulon Tapissier (Paris), Ateliers couture du Théâtre national de Bretagne (Rennes)
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National
Résidences MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis Bobigny, Centquatre (Paris), Centre dramatique national de Normandie-Rouen, La Comédie de Valence Centre dramatique national Drôme-Ardèche, Théâtre Gérard Philipe Centre dramatique national de Saint-Denis, Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris), La Comédie de Saint-Étienne Centre dramatique national, ThéâtredelaCité Centre dramatique national Toulouse OccitanieLe texte de Guillaume Poix est inspiré de faits réels. La musique enregistrée est interprétée par Silvia Tarozzi (violon) et Maitane Sebastián (violoncelle).
La compagnie La Brèche est conventionnée par le ministère de la Culture – Ile-de-France.
Durée : 1h50
Festival d’Avignon 2024
Gymnase du lycée Aubanel
du 15 au 21 juilletThéâtre national de Bretagne, dans le cadre du Festival TNB, Rennes
du 13 au 16 novembreLe Grand R, Scène nationale de La Roche-sur-Yon
les 20 et 21 novembreThéâtre de Sartrouville et des Yvelines, Centre dramatique national
les 28 et 29 novembreLa Passerelle, Scène nationale de Saint-Brieuc
le 5 décembreL’Azimut, Pôle national cirque, Antony/Châtenay-Malabry
les 11 et 12 décembreThéâtre du Nord, Centre dramatique national Lille Tourcoing Hauts-de-France
du 30 janvier au 6 février 2025La Comédie, Centre dramatique national de Reims
du 25 au 27 févrierThéâtredelaCité, Centre dramatique national Toulouse Occitanie
du 4 au 7 marsL’Estive, Scène nationale de Foix et de l’Ariège
le 18 marsLa Comédie de Saint-Étienne, Centre dramatique national
du 25 au 28 marsLes Célestins, Théâtre de Lyon
du 2 au 6 avrilMC2: Grenoble, Scène nationale
les 10 et 11 avrilLa Comédie de Valence, Centre dramatique national Drôme-Ardèche
les 16 et 17 avrilOdéon-Théâtre de l’Europe, Paris
du 2 au 23 mai
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