Avec le « portrait » qu’il consacre au duo d’artistes libanais formé par Lina Majdalanie et Rabih Mroué sur l’ensemble de sa durée, c’est une traversée d’une trentaine d’années de création que le Festival d’Automne permet. Pratiquant une forme de performance anti-sensationnelle qui se questionne et se réinvente sans cesse autour d’un même objet, le Liban, le couple incarne une force exemplaire de résistance à la violence du temps autant qu’à tout discours simplificateur.
C’est par la force de leurs questions que Lina Majdalanie et Rabih Mroué conquièrent peu à peu leur place dans le champ théâtral, d’abord sur la scène libanaise, puis européenne. Depuis ses premières pièces jouées dans le Beyrouth des années 2000 jusqu’à aujourd’hui, le couple qui crée le plus souvent ensemble, parfois séparément ou avec quelques invités, n’a eu de cesse d’interroger en parallèle deux objets : son pays, dont la crise politique et économique actuelle et les récentes frappes israéliennes laissant augurer le pire ne sont que les dernières en date d’une très longue série de troubles de natures diverses, et les outils artistiques qu’il emploie pour en parler. C’est donc un théâtre inquiet que célèbre le Festival d’Automne à Paris.
En reprenant pour l’occasion six spectacles créés entre 2002 et 2019, cinq « conférences non-académiques » et en présentant deux nouvelles pièces, Lina Majdalanie et Rabih Mroué nous donnent l’occasion de mesurer l’ampleur et l’importance d’une œuvre qui tient pour beaucoup à sa grande cohérence, à sa durée et à son refus de toute forme de séduction et de mode. Si elle dégage de prime abord une forme d’austérité, cette recherche n’en est pas moins traversée par une force ludique qui tient pour beaucoup à sa dimension autofictive. C’est pourquoi le couple se prête particulièrement bien au format du « portrait ».
Elle, Lui, le pays
Cette dimension autofictive du travail de Lina Majdalanie et Rabih Mroué est certainement l’un des moteurs de sa reconnaissance dans le champ théâtral français et plus largement occidental. Car, si ce dernier est producteur en quantité de formes fondées sur une écriture du « je », ce type de dévoilement de l’intime était très rare dans le monde arabe jusqu’à une époque récente, qui a vu le récit à la première personne gagner du terrain. En témoigne, par exemple, le travail de la Libanaise Chrystèle Khodr, que nous découvrions il y a quelque temps au Festival Sens Interdits à Lyon avec sa pièce Augures, où deux comédiennes dont la carrière débutait en même temps que la guerre du Liban – à la fin des années 1970 – racontent le théâtre qu’elles ont connu et pratiqué. C’est l’un des intérêts de ce type de « portrait » que d’inciter à la réflexion sur la place d’un artiste dans un pays et au sein d’une discipline.
Loin d’une tendance contemporaine à l’autofiction volontiers impudique, centrée sur les choses de l’amour et de la sexualité, c’est d’une tout autre manière que le couple s’adonne à l’art d’entremêler le vrai et le faux autour de certains faits biographiques. Sous des dehors discrets, légèrement pince-sans-rire, les artistes cachent une provocation d’ordre essentiellement politique, et ce dès leurs premières créations. Dans Biokraphia (2002), la plus ancienne des pièces de leur répertoire reprises cette saison à Paris – du 13 au 16 novembre à La Commune, CDN d’Aubervilliers –, cette approche particulière de l’identité personne est déjà en place. Dans ce spectacle, dont le titre peut être traduit par « vie-délire », Lina Majdalanie, répondant à des questions posées en voix off, donne l’impression de jouer son propre rôle. Elle évoque une pièce qu’elle aurait créée avec son partenaire Rabih Mroué, qui s’intitulerait aussi Biokraphia et aurait fait débat. La chose est crédible : dans le paysage théâtral libanais d’alors, l’art que déploient ces artistes à révéler dans un même geste les procédés de fabrication de l’Histoire et leurs propres mécanismes de création fait figure d’étrangeté qui peut irriter certains, mais qui étonne la plupart.
La performance à l’os
Avec la guerre du Liban, explique Rabih Mroué dans un entretien donné en 2016 sur France Culture, la scène artistique locale avait eu tendance à se couper des grandes évolutions qui marquaient alors les arts vivants. C’est pourquoi, après de brefs débuts dans une esthétique qu’ils qualifient de « plutôt classique, avec personnages et intrigues » sans s’attarder sur le sujet, lui et sa compagne décident de tourner la page. « Nos spectacles nous semblaient en décalage avec notre époque et ses scènes artistiques majeures. La fin de la guerre en 1990, suivie de peu par la chute de l’Union soviétique et l’arrivée massive d’Internet, ont changé notre rapport au monde, à l’espace et à nous-mêmes d’une manière radicale qu’il nous a semblé devoir prendre en compte », explique Lina Majdalanie, qui prend les choses en main lorsqu’il faut parler français, aussi bien dans la vie que sur scène – tandis que Rabih Mroué, lui, y va en anglais. L’une des premières pièces du « portrait », Who’s Afraid of Representation ?, déjà accueillie par le Festival d’Automne en 2007, soit deux ans après sa création au Liban, met en scène cet effort du duo à se positionner sur la scène contemporaine internationale.
Munis d’un catalogue de Body Art, les artistes se livrent à un jeu auquel ils donnent des allures improvisées : ouvrant l’ouvrage au hasard, Lina Majdalanie vient présenter les artistes qu’elle découvre sur les pages, selon un protocole précis. Si Marina Abramović apparaît page 55, c’est en autant de secondes qu’elle devra présenter la démarche de la performeuse ; idem pour Gina Pane, Chris Burden ou encore Orlan. Très rigoureux, ces brefs exposés ont tous un point commun : ils situent les performances par rapport à l’Histoire du Liban, qui intervient aussi lorsque son feuilletage fait apparaître une photo. Là, c’est Rabih Mroué qui entre en scène, pour raconter comment Hassan Mamoun, un fonctionnaire libanais, a tué une dizaine de personnes. La violence du Liban questionne ainsi celle de la performance qui se pratique en Occident, et réciproquement. Quant à eux, dans ce spectacle de même que dans les suivants, c’est à l’écart de tout sensationnalisme qu’ils embrassent la performance, comme pour refuser d’apporter leur pierre à toutes celles qui sont jetées dans leur pays et de par le monde. Peut-être aussi parce que là où tout remue sans cesse, le calme est ce qui se remarque, ce qui choque le plus.
Le Liban si loin, si proche
Dans l’univers de Lina Majdalanie et Rabih Mroué, le Liban est bien plus qu’un sujet : c’est un principe dramaturgique. De même que ce pays sans cesse détruit et reconstruit les mène à développer un type de performance à l’os, extrêmement minimaliste, il leur impose un rapport très prudent à la notion de vérité, qu’ils présentent toujours comme le fruit d’une construction qui peut s’écrouler à chaque instant. C’est pourquoi ils se gardent bien de défendre la moindre thèse, cherchant plutôt à « donner à penser le Liban ». Cette approche est particulièrement sensible dans les « conférences non-académiques » de Rabih Mroué, dont trois créées entre 2006 et 2017 – Make Me Stop Smoking, The Inhabitants of Images et Sand in the Eyses – ont ouvert le « portrait ».
Conçue par l’artiste en réponse à la censure d’un de ses spectacles au Liban, cette forme très légère détourne l’exercice de la conférence pour aller vers la performance et lui permettre, dit-il « de s’exprimer autrement sur les obsessions qui travaillent notre théâtre à Lina et moi : la manipulation, le rapport entre mémoire intime ou collective et archive, et entre le réel et sa représentation ». Simplement assis à une table, près d’un écran où sont projetées des images qui illustrent son propos, il déploie des exposés où le vrai et le faux servent ensemble une réflexion dont la portée excède largement les moments historiques et les faits qui y sont évoqués. « L’événement est toujours pour nous une base, un point de départ pour déconstruire ce qui va mal au Liban et qui perdure depuis des décennies sous forme de crises successives. L’échec de la gauche est pour beaucoup dans cette situation, ce qui hélas est loin d’être un phénomène exclusivement libanais. »
Regardant depuis 2013 le Liban depuis l’Allemagne, le duo Majdalanie-Mroué a intégré cette distance dans ses pièces-performances, parmi lesquelles Borborygmus (2019), Before Falling Seek the Assistance of Your Cane (2020) et N’importe où (2024) à découvrir au Festival d’Automne. Les deux créations inédites qui clôtureront la rétrospective témoignent elles aussi du déplacement des artistes, vécu par eux comme une nécessité, comme une façon de rester au diapason de leur pays : en mouvement, voire en métamorphose, tels des phénix, mythe auquel selon eux les Libanais s’identifient volontiers. Dans Quatre murs et un toit – du 4 au 8 décembre au Centquatre-Paris –, c’est effectivement, pour une fois, un document non libanais qui sert de point de départ à Lina Majdalanie et Rabih Mroué pour penser le présent : les minutes du procès de Bertolt Brecht aux États-Unis en 1947, qui lui valut de quitter le pays. Il y est question de liberté d’expression, de même que dans A little bit of the moon – du 16 au 20 décembre à la Fondation Fiminco – où Rabih Mroué dialogue avec la chorégraphe Anne Teresa de Keersmaeker sur la politique, l’art et la vie. Annoncée comme une « tentative audacieuse de trouver un terrain commun dans un monde fracturé », cette performance sera la dernière preuve du « portrait » de la persévérance du duo à sans cesse dépasser ses propres frontières pour mieux comprendre ce monde.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Portrait Lina Majdalanie – Rabih Mroué
Festival d’Automne à Paris
du 20 septembre au 20 décembre 2024
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